L’individu à l’épreuve du confinement

C’est une situation inédite, en ce début de XXIe siècle, celle d’une pandémie provoquant un bouleversement dans la vie de quatre milliards d’individus obligés au confinement à cause d’un virus, le Covid-19, qui serait parti de Chine. Ce dernier apparait comme une force puissante, émanant de Dieu, qui vient ébranler notre mode de vie. La contrainte spatiale imposée par le confinement afin d’enrayer le virus, si elle est jugée radicale par les uns, nécessaire par les autres, reste incontestablement une expérimentation anxiogène car menée sur des nations entières où, pour mieux diluer les souffrances, chacun doit rester chez soi. Des millions d’individus sont ainsi contraints de réduire leur espace de vie durant cette crise sanitaire. L’injonction à « rester chez soi », et peu importe ce qui peut bien se passer une fois la porte fermée, renvoie chacun à son intériorité. Nous assistons à l’évanouissement d’un mode de vie antérieur en nous demandant d’où tout ce chaos a bien pu partir.

Notre existence ne voit sa signification que comme une fonction des liens sociétaux, l’isolation hédoniste nous fait perdre notre soi. Ce virus éveille le poids des angoisses engendrées par l’aspect fondamental de l’existence actuelle : l’incertitude. L’anxiété liée à la privation de plaisirs simples comme se voir, se rencontrer, s’aborder, engager des conversations, se disputer, ces agoras de l’espace public-privé, est aggravée au fil des jours. Tout en augmentant le sentiment de sécurité puisque chacun est chez soi, le confinement a pour effet pervers celui, notamment, de déclencher voire d’aggraver des pathologies mentales et physiques et de tendre les relations intrafamiliales. Dans ce contexte, les forces de l’instinct et les émotions liées à l’enfermement peuvent prendre le pas sur toute rationalité. Ce confinement pourrait se révéler dévastateur car nombreux sont ceux qui sont en décalage avec leurs expériences ou leur imaginaire.

Le rétrécissement de l’espace supprime l’écoulement du temps. Pour beaucoup, le seul temps structuré est celui de la télévision ou d’Internet, le reste du temps s’écoule avec monotonie, sans que rien ne se passe jamais. Avec l’Internet, le confinement est moins ressenti comme une contrainte, grâce notamment aux réseaux sociaux et aux nombreux contenus en ligne. Dans le cyberespace, le monde est présenté comme un idéal situé au- dessus et au-delà des problèmes du monde matériel. Mais sans Internet, ce confinement aurait-il été possible et respecté ?

Que nous révèle cette pandémie ? Que de nombreuses idéologies ont failli. Que la science, même dans les pays les plus avancés et les plus riches, est démunie face à un nouveau virus. Que la mondialisation, comme le déclarait Jowitt, est l’autre nom du « nouveau désordre mondial », où des forces anonymes agissent dans un no man’s land redoutable au détriment d’une nature suffocant. Que le libéralisme s’essouffle et que ses forces destructrices trouveraient dans le Covid-19 un dernier sursaut pour se régénérer, au détriment de vies humaines, pour instaurer ce que d’aucuns appellent le « Nouvel Ordre Mondial » selon lequel une caste privilégiée, peu nombreuse, continuerait d’opprimer et d’exploiter les deux tiers de l’humanité. Que les marchés mondiaux imposent leurs lois et leurs règles à la planète. La mondialisation n’est rien d’autre qu’une extension totalitaire de leur logique appliquée à tous les domaines de l’existence. En effet, la liberté de mouvement du capital et de la finance a échappé à tout contrôle politique. L’État-nation n’est devenu qu’un simple appareil sécuritaire au service de méga-entreprises. Michel Foucault affirmait à ce propos, qu’« après une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est faite sur le mode de l’individualisation, nous sommes passés en second lieu à une prise de pouvoir massifiante, de l’homme-corps à l’homme-espèce », avec une surveillance qui s’est mondialisée grâce notamment à l’intelligence artificielle. La géolocalisation massive des individus à travers leurs smartphones et la délivrance d’attestations par l’État pour sortir de chez soi, toujours au nom de cette sacrosainte sécurité, n’augurent-elles pas d’une surveillance institutionnalisée à venir ?

La manipulation des incertitudes est le premier stade et l’essence même de la lutte pour le pouvoir et l’influence au sein d’une totalité structurée. L’État et les médias institutionnalisent les peurs, il suffit pour s’en assurer d’allumer son poste pour voir les journaux relater en permanence le décompte macabre des victimes du Covid-19. Les médias exercent une influence pernicieuse sur notre appréhension du monde. Il faut surtout donner l’impression au peuple d’un État ferme, puissant, qui fait quelque chose pour réduire le degré d’incertitude de leur existence. Max Weber définit l’État comme l’institution qui possède le monopole des moyens de coercition et de leur utilisation au sein d’un territoire où il exerce sa souveraineté. L’État, dans sa toute puissance, a le droit de faire vivre ou de faire mourir, et il a laissé mourir par sa gestion de l’épidémie. De nombreux hôpitaux manquent de moyens et suffoquent, au bord de la rupture. Les personnels soignants n’étaient-ils pas dans la rue avant le Covid-19 pour alerter l’État de la mort imminente de l’hôpital public ! Bien avant l’épidémie, les effets délétères de la mondialisation ont réveillé des colères sociales un peu partout et qu’un confinement, aussi étendu soit-il, ne parviendra pas à étouffer. Cette crise sanitaire va endommager le terrain économique, déjà en difficulté avant la pandémie. La mort sociale et professionnelle des catégories les plus vulnérables générera un sentiment d’injustice, radicalisera une partie de la société et donnera lieu à de violents remous protestataires. La période post-confinement conduira à une collectivité en dégénérescence avec des difficultés à vivre ensemble.

Le théologien allemand J-G von Herder déclarait que « les nations passent par les phases de la jeunesse, de la maturité et du déclin et possèdent aussi une valeur singulière incomparable ». Nous vivons une transition civilisationnelle, probablement celle de la fin d’un cycle, avec le mal comme continuum. Les premiers à payer un lourd tribut de cette crise sont les plus fragiles. Nombre de lieux de solidarité sont en effet fermés et laissent les plus faibles d’entre nous livrés à leur triste sort. Qui se soucie de la mort d’un invisible tel qu’un pauvre, un SDF ou un vieux, dans une société où la mort est devenue la chose la plus privée et la plus honteuse comme le disait Foucault ?

Dans le domaine religieux, le dehors et le dedans ont rebattu l’orthopraxie. Les fidèles des religions et mouvement religieux, menacés par la même épidémie, sont privés de structures classiques : églises, mosquées, synagogues, temples. Situation inédite dans l’histoire en temps de paix, le premier lieu saint de l’islam, La Mecque ou mère des Cités, est fermée aux fidèles. Les responsables religieux, afin de s’adapter à cette crise sanitaire, recourent à Internet pour maintenir le lien avec les fidèles en apportant, entre autres, une assistance spirituelle, en particulier à ceux qui ont perdu un être cher.

Ainsi, les fidèles se retrouvent non plus dans des structures traditionnelles mais dans un cybermonde où la parole de Dieu peut continuer à être diffusée. Si l’islam, au-delà d’être une religion, est aussi un mode de vie qui valorise les liens sociaux, la justice et la solidarité, le croyant ne cesse pas pour autant d’être musulman parce qu’il ne se rend plus à la mosquée ou qu’il est privé d’interactions sociales.

Internet est aujourd’hui le support central de la circulation de l’information religieuse, de l’interaction et de l’opinion publique. Sur Internet, les imams et les prédicateurs ont élaboré un langage conventionnel en cette période particulière. Il est conseillé de faire une introspection essentielle à la prise de conscience de sa propre personnalité et de ses comportements. Des imams sont disponibles pour rappeler au fidèle les valeurs morales, lui faire découvrir ou redécouvrir les valeurs religieuses qui renforcent, celles qui montrent le sens de la vie et de l’histoire, tout en lui donnant de l’espoir. Cette redécouverte facilite aussi notre acceptation introspective de certains phénomènes qui nous sont intérieurs. Le Covid-19 est vécu comme une épreuve de Dieu où chacun est confronté à son propre destin et doit revoir sa propre hygiène individuelle. Le fidèle est notamment invité à s’en remettre à Dieu, faire repentance, revoir sa relation à l’autre, tout cela dans un environnement étriqué et étouffant. Souvent, le discours, moralisateur et apologétique, joue sur le registre de l’émotion et de la culpabilité. L’imam, le prédicateur, se comporte comme s’il était le dépositaire du salut des hommes. Internet voit aussi émerger les récits prophétiques de la Fin des temps. Le cheikh Imran Hossein, islamologue et spécialiste de l’eschatologie musulmane, entrevoit dans cette pandémie du Covid-19 le signe divin et imminent de l’Apocalypse.

Bien qu’elle représente un facteur régénérateur de la force spirituelle pour les individus et la société, la vérité religieuse ne suffit pas toujours dans des situations difficiles. En témoignent les violences conjugales, qui ont bondi de plus de 30 % depuis le début du confinement. Parce que chaque individu est divisé dans une identité complexe, il pourra se révéler totalement hermétique au discours religieux qui viendrait, par la voix de l’imam, s’interposer entre l’époux et l’épouse.

Pour remédier à cette friabilité mondiale qui nous guette, il nous faudrait recourir à des moyens nouveaux fondés sur la connaissance de l’essence et des causes du mal. Comment notre planète en est-elle arrivée là ? Qu’est-ce qui a généré et propagé de l’inhumanité de l’homme envers son prochain ? Pourquoi une minorité de familles détiennent-elles la majorité des biens de cette planète ? Pourquoi avons-nous été les spectateurs passifs de toutes ces inégalités ?  Sortir de cette crise de valeurs impliquerait de revoir nos concepts usés et iniques. Il nous faudrait galvaniser nos efforts de recherche d’une voix nouvelle, plus humaine, qui protégerait efficacement les individus et les sociétés sans défense. Erich Fromm affirmait que « l’avènement d’un monde nouveau et du nouvel Homme n’est possible que si les anciennes motivations, le profit, le pouvoir et l’intellect, cèdent la place aux nouvelles ; être, partager, comprendre (…) ». Une telle possibilité existe et pourrait être appliquée, à condition de bien comprendre la genèse du mal. Le Coran, à travers un extrait du verset 30 de la sourate 2 (La Vache), résume finalement tout ce qui se déroule sous nos yeux : « – Il dit « En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas. »

 

Fatima Achouri

 

Ouvrages utilisés :

Le coût humain de la mondialisation- Z. Bauman- Ed. Pluriel

La ponérologie politique– A M. Lobaczewski- Ed. Pilule rouge

Il faut défendre la société– M. Foucault- Ed. Gallimard Seuil

Avoir ou être ? – E. Fromm- Ed. Robert Laffont

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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