Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
Si le voile n’est pas d’origine musulmane comme le suggère votre titre,
quelles sont ses origines ?
Elles sont antiques. Les Grecs et les Romains, hommes ou femmes, portent le voile comme une sorte de manteau, qui dans certaines circonstances, est ramené sur le visage. Il n’a pas de fonction religieuse. Le sacré est aussi absent des rares passages de l’Ancien Testament où le voile est mentionné. Lorsqu’il y figure, il s’agit soit d’un voile transparent, soit d’un voile qu’on enlève. Curieusement, ce n’est qu’au moment de la fondation du christianisme par saint Paul qu’il prend une dimension religieuse. Dans la première Épître aux Corinthiens, l’apôtre insiste pour que les femmes se voilent afin d’assister au culte. Comme raison à ce voilement, il fait référence à la hiérarchie voulue par Dieu : en haut, Dieu lui-même, Adam, puis Eve. L’idée, c’est que cet ordre naturel doit être marqué par le voile.
Le Coran ne dit-il rien sur le voile ?
Il n’en parle que trois fois. La première, il s’agit d’une sorte de portière ou de rideau : le voile doit séparer les visiteurs masculins des femmes du Prophète. A la limite, ce sont les hommes qui sont derrière un voile, les femmes au contraire sont libres dans leur maison. Il faut rappeler que les épouses du Prophète, « les mères des croyants », ont un statut et un rôle particuliers. Dans un autre verset, il est recommandé aux femmes d’abaisser sur leur poitrine un voile en présence d’étrangers. C’est une mesure de pudeur assez générale. La seule occurrence où il est demandé aux femmes de porter un voile sur la tête (et non sur le visage), c’est à la sourate 33, verset 59. Il s’agit d’une recommandation pour qu’elles soient distinguées et ainsi respectées. Ce n’est pas un conseil d’ordre religieux mais de la civilité.
Quelles conséquences ont ces origines chrétiennes sur la représentation actuelle du voile ?
Cela enlève la prétendue spécificité du voile musulman. De manière plus ou moins consciente, notre regard en Occident est habitué à des images de chrétiennes voilées : dans la peinture ou la sculpture, 90 Vierges sur 100 environ le sont et les saintes aussi – inversement, on reconnaît Marie-Madeleine, la courtisane, à ce qu’elle n’est pas voilée. Par conséquent, quand nous voyons des jeunes femmes musulmanes remettre le voile, à notre insu, nous interprétons cette image avec nos clés chrétiennes. En elles, nous voyons des bigotes, des femmes du Moyen Age, de fausses dévotes etc. Si ces musulmanes savaient qu’il y avait une sorte d’horizon chrétien dans notre regard, elles seraient les première surprises.
En quoi le voile est-il une figure de l’islam anicônique qui refuse les représentations matérielles du monde ?
Derrière la notion de voile, il y a la trace d’un ancien conflit de visibilité qui n’a pas été résolu. Deux grandes cultures du visible s’opposent. D’un côté, une culture hellénistique puis chrétienne qui considère la vue comme le plus élevé des sens. Quand Dieu choisit de se montrer dans le corps du Christ s’ouvre pour le christianisme la possibilité des images. Tout ce qui est de l’ordre du pouvoir de voir prend alors une énorme importance. Dans les cultures de l’islam, c’est le contraire qui se produit. Il est d’usage de se méfier du regard car il est le meilleur allié de la libido. Voir, c’est ouvrir la porte au désir. Or l’islam est une religion de tempérance. La culture arabo-musulmane repose sur des dispositifs pour éviter le regard : absence de fenêtres et de perspectives, Dieu invisible, roi caché, etc. Le voile sert à soustraire les femmes au visible, car elles sont sacrées et précieuses. Petit à petit, avec la colonisation, l’immigration et la photographie, ce régime de visibilité s’est effondré, l’islam n’ayant pas su ou voulu le défendre. Maintenant, il y a la télé, des images à foison. Dans ce nouvel ordre, le voile est brandi comme fossile vivant de ces mondes anciens. Le paradoxe, c’est qu’il est devenu entre temps un outil de visibilité : rien ne fait plus image dans nos sociétés occidentales aujourd’hui que ces femmes voilées.
L’épisode colonial est une période historique développée longuement dans votre livre. Quels rôles ont joué les colons français dans l’évolution de l’image du voile musulman ?
Quand les colons arrivent au Maghreb, le voile des femmes leur est insupportable. Ils voient en lui une résistance, quelque chose qui échappe à la domination du regard. Puis, étant des hommes, ils ont envie de voir les femmes et celles-ci ne se montrent pas. A partir du XIXe, une véritable fixation sur ce voile a lieu, dont témoignent abondamment la littérature de l’époque coloniale et la peinture orientaliste. Certaines de ces toiles, où sont figurées des femmes nues et dévoilées, sont très satisfaisantes pour l’œil mais sont racistes et méprisantes : c’est le fantasme que des femmes toujours voilées se montrent nues. Quand la photographie se répand, une autre tournure apparaît. Ce sont de vraies femmes, souvent des prostituées, qui sont obligées de se dénuder entièrement devant l’objectif. Des photographies pornographiques circulent de façon secrète. Plus grave, des cartes postales où posent des femmes dévoilées, souvent torse nu, se vendent librement dans le monde colonisé et disent définir l’Arabe normal. Une fois encore, c’est méprisant pour ces « indigènes » ou « autochtones », termes par lesquels ces populations sont désignées à l’époque.
Le Monde des Religions.fr