Suite aux récents attentats perpétrés par trois jeunes Français présentés comme des radicalistes musulmans, le président François Hollande a décrété, entre autres mesures, que le 9 décembre sera désormais une « Journée de la laïcité » au sein de l’Éducation nationale. Cette initiative, même symbolique, ne règle pas les problèmes de fond qui ne sont pas religieux. Car quel besoin y a-t-il à vouloir nous faire croire qu’à travers cette tragédie, c’est la liberté d’expression qui est attaquée et partant de là la laïcité, ce terrain neutre qui l’accueille et la favorise ? Est-ce qu’à vouloir interpréter ces événements de cette façon, on n’en revient pas à stigmatiser une frange importante de la population française, les musulmans, en semant dans les esprits un doute inacceptable et à moitié avoué lorsqu’ implicitement, on attend de la part de ces derniers une mobilisation exemplaire ?
La grande majorité des musulmans vit déjà sa foi paisiblement dans un État laïque tirant profit de son cadre institutionnel et juridique sans avoir le sentiment de rompre avec l’islam et ses préceptes cultuels. La laïcité est bien comprise et n’est pas remise en cause. Cette Journée, en plus d’être superficielle, sera contre-productive comme l’a été par ailleurs la « Charte de la laïcité » de l’ancien ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon, qui n’a pas apaisé la fracture sociale et les tensions liées au contexte postcolonial notamment.
Ainsi, plutôt que de vouloir défendre un certain concept de la laïcité, peut-être faut-il agir sur ce qui permet réellement de vivre dans la laïcité, à savoir une éducation de tous les instants, une politique d’urbanisme plus ouverte, une considération des diverses populations qui constituent la société française, sans discrimination aucune, car si la laïcité promet en théorie un terrain de neutralité et d’égalité pour tous, ce n’est malheureusement pas le cas au quotidien. Plutôt que de persister à défendre des principes déconnectés de toute réalité, peut-être faut-il s’attacher à promouvoir cet esprit de la laïcité quand des discriminations criantes éclatent concernant telle ou telle frange de la population. C’est donc un combat permanent, un combat de tous les jours, qui ne saurait certainement pas se résoudre par des annonces intempestives et ô combien inutiles.
Car expliquer la laïcité et l’intérêt des études à des jeunes en situation de violence sociale, dont les parents vivent dans la précarité et qui voient leurs aînés, même les plus diplômés, discriminés sur le terrain de l’emploi, sera un défi difficile à relever auprès d’un corps enseignant, même des plus motivés. Ainsi, plutôt que de promouvoir l’égalité de tous, cette Journée de la laïcité ne fera qu’accentuer la stigmatisation des musulmans, enfonçant un peu plus le clou du fameux choc des civilisations, tant désiré par ses promoteurs.
Trente années de politiques déficientes en matière d’intégration, menées aussi bien par la gauche que par la droite, ne pourront pas être comblées par des mesurettes prises sous le coup de l’émotion suite aux récents attentats. Dans ce contexte de crise, les jeunes et moins jeunes sont en permanence rappelés à leur origine, assignés à être arabes ou musulmans même lorsque ces référents n’expliquent plus leurs comportements quotidiens. Les vexations quotidiennes (dans la recherche d’un emploi ou d’un logement, de démarches administratives…), envers leurs parents hier, et envers eux aujourd’hui, ne seront pas réglées en renforçant le cadre laïc, ni par une subite prise de conscience de certains politiques d’un sous-Etat dans l’État ou, pour reprendre la métaphore récente du Premier ministre Manuel Valls, d’une situation d’ « apartheid ». L’enjeu majeur des politiques à mener se situe avant tout sur le terrain social et économique. Par ailleurs, il n’y aura une véritable reconnaissance et acceptation de l’islam que lorsque le cercle du trouble et de l’amalgame sera rompu, permettant d’entrevoir enfin les musulmans pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes avec leur diversité culturelle, sociale, religieuse ou encore ethnique, et qui aspirent à vivre sereinement leur foi en accord avec les lois de la République, et non comme c’est le cas depuis plus de quarante ans, de se sentir comme une population périphérique de « sous-Français» dont on attend qu’ils adhèrent avec plus de ferveur à un pacte républicain auquel, et à juste titre, ils ne croient plus.
Les récents attentats ont été révélateurs à ce sujet dans leurs perceptions. En effet, peu de musulmans se sont sentis concernés, ne se sont pas identifiés à la marche républicaine du 11 janvier et n’ont pas cru en cette réconciliation nationale décrétée aussi brutalement. Leur liberté d’expression, à commencer par leur droit le plus fondamental, celui d’avoir un travail ou un environnement de vie décent, est depuis trop longtemps resté bafoué, et leurs revendications multiples inaudibles aux yeux de la classe politique. Ils ont perçu ces événements comme une énième offense à leur citoyenneté et une défiance supplémentaire à leur loyauté en tant que Français, avec une classe médiatico-politique les intimant d’ « être Charlie » car s’ils ne l’étaient pas, cela était forcément suspect. Cette suspicion a alimenté au contraire chez de nombreux musulmans des discours légendaires relatifs à un éventuel complot destiné à les discréditer davantage, voire d’attaquer leur foi afin de masquer les problèmes réels (crise, chômage, racisme…) que traverse la société française. Pour ces derniers, le « Je suis Charlie » était aussi le référent religieux du « Je suis laïc » contre « Je suis jihadiste » et sous-jacent « Je suis musulman ». Cette binarité simpliste – laïcité vs religion – est révélatrice du fossé notamment culturel que traverse la société française à l’encontre d’une partie de ses concitoyens de confession musulmane. A cet effet, il serait peut-être intéressant de travailler ultérieurement sur le lien qui existe entre rejet social et pratique de l’islam en France. L’islam est-il pour ces jeunes et moins jeunes Français d’origine maghrébine synonyme d’isolement social ou au contraire d’intégration ?
Il est fondamental qu’une prise de conscience ait lieu si l’on veut envisager des pistes afin de réduire les effets pervers de l’islamophobie car le climat de haine qui en découlera n’apportera rien de positif à personne. Le pluralisme culturel est aujourd’hui l’objectif principal que doit se donner l’esprit démocratique. Enseigner les religions à l’école serait, dans le contexte actuel, favorable car il permettrait de donner les moyens aux jeunes générations de comprendre leur histoire religieuse afin de leur offrir de meilleures conditions de vivre ensemble et réduire le déficit dans le domaine du savoir religieux. C’est un signe vers une mutation de la culture dominante qui devrait laisser place à des expressions jusque-là méprisées ou refoulées plutôt qu’une fragmentation de la société ou de l’arène politique. L’intégration en France se trouve confrontée à trois obstacles majeurs : la crise socio-économique à laquelle est confrontée la communauté musulmane, la vulnérabilité de cette dernière qui, par manque de cohésion et d’homogénéité, éprouve de grandes difficultés à s’organiser et à présenter un interlocuteur représentatif aux autorités sur l’organisation du culte à l’échelle nationale, et le climat d’hostilité et de méfiance qui régit les perceptions de la société française envers les citoyens Français, de confession musulmane ou non. C’est sur ces trois thèmes que des mesures politiques fortes doivent être insufflées en priorité, et non pas sur le terrain d’une laïcité bien comprise par une majorité de musulmans, n’en déplaise aux chantres d’une France soumise à la Charia.
Fatima Achouri