Après des mois de tergiversations pour déterminer une stratégie visant à contenir l’avancée des houthis (rebelles zeidites) sur le sol yéménite, l’Arabie saoudite a choisi une option radicale : l’intervention militaire. En réponse à l’appel du président yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi, le royaume saoudien a pris la tête d’une coalition de 10 pays regroupant toutes les puissances sunnites de la région et visant à neutraliser l’offensive menée par les insurgés chiites contre Aden.
Dans un premier temps, le royaume saoudien ne s’était pas frontalement opposé à la montée en puissance des houthis parce qu’elle affaiblissait à la fois son ancien allié, le parti al-Islah (tendance Frères musulmans), et son ennemi intime, el-Qaëda dans la péninsule Arabique (Aqpa). Mais la constante progression des houthis dans le Sud yémenite semble avoir changé la donne au point d’obliger Riyad à privilégier la déterminante confessionnelle, quitte à attiser encore davantage les tensions dans la région. Pris en étau entre la menace des jihadistes de l’organisation de l’État islamique (EI) à sa frontière nord avec l’Irak et la présence d’une milice armée allié de l’Iran, les houthis, à sa frontière sud avec le Yémen, l’Arabie saoudite vient de réaffirmer son rôle de puissance régionale en montrant sa capacité à rallier un important bloc sunnite à la défense de son pré carré. Mais plus que l’opération en elle-même, c’est le timing qui a de quoi susciter plusieurs interrogations. L’intervention saoudienne s’inscrit dans un triple contexte régional qui comprend la lutte contre l’EI, à laquelle les puissances sunnites participent plus ou moins activement, l’avancée iranienne sur plusieurs fronts dans la région, sous couvert de lutte contre le terrorisme, et surtout les négociations nucléaires entre l’Iran et les 5+1. Tout cela sans compter les enjeux économiques puisque le détroit de Bab el-Mandeb, situé entre Djibouti et le Yémen, par lequel transitent près de trois millions de barils par jour (mbj) de brut, était directement menacé par les houthis. Alors que les États-Unis ont annoncé apporter un soutien logistique à ces frappes, il apparaît nécessaire de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de celles-ci dans un contexte d’imbrication des logiques locales, nationales et régionales.
« Nous sommes là »
Interrogé par L’Orient-Le Jour, Khaled Fattah, expert du Yémen, estime « qu’il n’y a aucun lien entre l’intervention militaire saoudienne au Yémen et les négociations nucléaires entre l’Iran et les 5+1 ». Selon lui, les frappes saoudiennes sont motivées par au moins quatre facteurs géostratégiques et sécuritaires pour l’Arabie saoudite. Un : une forte préoccupation par rapport à l’instauration d’un avant-poste iranien à la frontière sud de l’Arabie. 2 : la perte de la mainmise de Riyad sur les événements politiques à Sanaa. 3 : la peur des conséquences d’une guerre sectaire menée par el-Qaëda et les autres groupes jihadistes face à la récente avancée des houthis dans les zones sunnites-chaféites. 4 : une projection de puissance en réponse à la diminution de l’influence de Washington dans la région et l’absence d’une stratégie américaine cohérente pour contrer la présence de l’Iran en Irak et en Syrie. « C’est un message adressé, par le biais des frappes militaires, par la troisième génération au pouvoir en Arabie saoudite qui annonce : « Nous sommes là en tant que puissance régionale et nous avons les moyens de l’exercer ». »
Dans un article publié sur le site de Orient XXI, Laurent Bonnefoy, spécialiste des mouvements salafistes et de la péninsule Arabique contemporaine, estime pour sa part que l’intervention peut « sans doute être perçue à l’aune des discussions sur le nucléaire iranien ». « Si certains prédisaient qu’Israël chercherait à torpiller l’accord sur le nucléaire iranien en lançant une guerre contre le Hezbollah libanais afin de précipiter l’Iran dans le conflit, ce pourrait bien être au final l’Arabie saoudite qui jouerait les Cassandre en s’étant attaquée frontalement aux houthis », ajoute le chercheur.
« Une guerre régionale »
Pour M. Fattah, c’est bien l’avancée des houthis dans les provinces sudistes et centrales et leur refus de participer au processus de réconciliation sous l’égide de Riyad qui a mis l’option militaire sur la table. Concernant la suite des opérations, l’expert considère que la campagne militaire se déroulera majoritairement par la voie aérienne, même s’il n’exclut pas une « utilisation limitée et sélective » des forces spéciales et navales si nécessaire. « Aujourd’hui, quatre bateaux des forces navales égyptiennes cinglent en direction du Yémen et de la ville de Aden. Mais envoyer des troupes au sol est vraiment risqué. La population yéménite est l’une des plus armées au monde et les houthis sont entraînés à la guérilla et connaissent très bien le terrain du Yémen du Nord. » Enfin, M. Fattah estime que les Iraniens pourront apporter une aide diplomatique, financière, morale et stratégique aux houthis. Mais, d’après lui, « une participation militaire directe de la part de l’Iran déclencherait une guerre régionale ».
Après la Syrie, la Libye et l’Égypte, le Yémen est le quatrième pays à être touché par la « malédiction du printemps arabe ». Une malédiction qui fait ressurgir les tensions confessionnelles aux prismes des intérêts des puissances régionales et qui fragmente un à un les États de la région jusqu’à remettre en question leur existence. Alors que le Yémen apparaissait sur la voie de la réconciliation nationale après l’éviction de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, qui n’est pas vraiment étranger aux événements actuels, les rebelles profitant de ses réseaux, il semble désormais en proie à une violente guerre civile qui, même si elle implique d’autres variables, n’est pas sans rappeler le contexte des années 60. Mais l’ironie du sort a voulu que ce soit la même puissance qui avait autrefois soutenu le Nord, notamment via les zeidites, contre le Sud marxiste qui vient aujourd’hui au secours du Sud sécessionniste contre l’avancée d’un mouvement rebelle originaire du Nord : l’Arabie saoudite.
L’ Orient Le Jour