Dans cette région prisée par la communauté juive, un club réservé aux pratiquants met à disposition des infrastructures et des emplois du temps adaptés qui permettent de passer des vacances «glatt kascher».
«Tu as déjà vu Jéruz [Jérusalem, ndlr] sous la neige ? Non ? C’est très beau. Et drôle ! Tout est bloqué, comme à Paris, ils ne savent pas du tout conduire sur la neige !» Installées dans le lobby d’un hôtel trois étoiles des Deux Alpes, trois femmes en tenue de ski discutent. Il est 17 heures, les remontées mécaniques font un dernier tour avant fermeture, les enfants sont en chemin pour revenir goûter. Un buffet dans l’entrée : boissons chaudes, jus, viennoiseries, fruits. Tout est garanti glatt kascher, comme les repas servis ici durant ces deux semaines de vacances. Une affichette en atteste, scotchée sur la porte vitrée de la salle à manger. Ce «certificat de kashrout», délivré par l’un des grands rabbinats régionaux de France, est l’un des services phares offerts par le club touristique qui privatise cet hôtel en hiver, pour les congés de Noël et de février. Ses clients sont français, anglais, parfois israéliens ou américains. Férus de glisse. Et tous juifs pratiquants, observant à des degrés plus ou moins stricts le code alimentaire prescrit par la Torah.
Du dimanche au dimanche
Megève, Chamonix, Courchevel, l’Alpe d’Huez, les Deux Alpes, Tignes, La Plagne, Montgenèvre… Depuis la première moitié du XXe siècle, les Alpes françaises sont un lieu de villégiature prisé de la communauté juive, été comme hiver. A l’origine de cet engouement, Noémie de Rothschild, qui souhaitait se tenir à distance des montagnes suisses et de leurs touristes allemands durant la Première Guerre mondiale. «La station de Megève a été créée par la famille Rothschild, c’est elle qui a implanté l’hôtellerie du Mont d’Arbois après la guerre de 1914. Elle a amené dans son sillage certaines familles juives aisées, pour lesquelles c’est devenu une tradition de séjourner en hiver à Megève, explique Gabriel Grandjacques, historien local (1). Au début de la Seconde Guerre mondiale, certaines familles sont venues se réfugier dans ces hôtels, et surtout dans les chalets que beaucoup avaient fait construire dans l’entre-deux-guerres, comme les Schreiber, Rosenthal ou Hesse.»
Après guerre, la tradition a perduré et a suscité le développement d’un tourisme spécialisé. Séjours du dimanche au dimanche (hors de question de porter une valise ou de conduire une voiture le samedi, lors du shabbat, deux gestes assimilés à un travail), hôtels adaptés, pension complète kascher : toute une logistique spécifique est nécessaire. «On fait des kilomètres chaque année pour visiter des lieux. Et on est très fidèles quand on a trouvé notre bonheur», raconte Moïse (2), patron du club de vacances qui séjourne en ce moment aux Deux Alpes. Les conditions de ce casting exigeant : une porte d’entrée manuelle et des chambres accessibles par un escalier (l’utilisation d’appareils électroniques comme les sas automatiques, les ascenseurs ou les télésièges est proscrite pendant le shabbat), une pièce à l’écart aménageable en salle de prière et une cuisine pouvant être intégralement «kaschérisée».
«Respectueux des règles»
«Avant de s’en servir, on doit nettoyer tout le matériel, les ustensiles, les casseroles, les surfaces, les fours, puis on les passe à la flamme ou à l’eau bouillante, pour les rendre comme neufs, détaille Shimon (2), 47 ans. C’est le mashguia’h du séjour, le surveillant rituel employé par le grand rabbinat délivrant le certificat. Pour purifier une cuisine comme ça, d’une centaine de couverts, il faut une journée entière. Quand c’est propre et que les produits non kascher ont été mis de côté, j’explique aux cuisiniers les grands principes : pas de mélange lait-viande, attention, donc, aux gâteaux industriels qui peuvent contenir des graisses animales, pas de problème avec les légumes, quels animaux peuvent être mangés…»
Derrière les fourneaux de l’établissement des Deux Alpes, l’équipe italienne, «louée» avec les murs, se prête de bonne grâce à l’exercice. Au menu, petit-déjeuner continental et fromages. Viande au déjeuner, pour lequel l’intégralité des clients revient à l’hôtel. Le soir, buffet de salades, des soupes, des plats de poissons, de légumes. «C’est plutôt de la cuisine française ou italienne, ça peut être des plats régionaux, s’ils restent respectueux des règles», rappelle Shimon. Adieu donc les tartiflette et raclette des vacances de ski.
Ce n’est pas Mme Paris, 47 ans, qui s’en plaindra. C’est la troisième année de suite que cette Londonienne réserve avec ce voyagiste. «J’adore skier, et c’est tellement plus simple comme ça. Quand on n’avait pas encore d’enfant, on louait un appartement, on venait avec notre pain, notre fromage… et notre propre poêle ! Et en fait, on mangeait surtout des patates et des œufs pendant une semaine.» Dans sa valise, elle continue de prévoir quelques friandises, chips et chocolat kascher, pour sa fille de 7 ans, aspirante deuxième étoile, qui revient justement du miniclub.
«Tout est à portée de main, y compris pour leur sandwich du midi», se félicite Yael, 38 ans, mère parisienne de six enfants ravie d’échapper à la corvée de cuisine. «Bref, c’est les vacances pour nous aussi !» confirme Myriam, la quarantaine, trois enfants. Et c’est bien l’objectif visé par Moïse, le patron du club créé il y a une dizaine d’années : «Nos séjours s’adressent à des pratiquants qui ont toujours rêvé de mettre les pieds sous la table en vacances. Nous recrutons nous-mêmes des animateurs – ce sont des étudiants, juifs – pour accompagner les enfants aux cours de ski donnés par l’ESF ou l’ESI [école de ski internationale, où les moniteurs parlent d’autres langues que le français]. La plupart des clients respectent le shabbat ici, même quand ils ne le font pas chez eux. En plus, le samedi soir, c’est aussi la remise des médailles aux enfants.»
Une appli compilant la Torah
Ce mercredi de février, après le dîner, ce sera bowling pour les petits et karaoké pour les adultes. Ce voyagiste accueille surtout des couples entre 30 et 50 ans avec enfants, de «petits groupes, pas plus d’une centaine, le plus ouvert possible : des gens de tous bords politiques, de gauche, de droite, d’en haut, d’en bas», dit Moïse. La pension complète pour une famille de quatre s’élève à 2 500 euros, hors forfaits et transports.
Il est 17 h 45, des petits garçons qui ont troqué leur casque de ski contre une kippa de velours noir se poursuivent dans le hall. Des hommes se regroupent dans la salle de télévision de l’hôtel pour la prière de l’après-midi, décalée à cause de la journée sur les pistes. Ils doivent se tourner vers l’Est, vers le temple de Jérusalem, et être au moins dix pour lancer la récitation. L’un d’eux, M. Paris, 55 ans, sort son smartphone de sa poche pour utiliser son appli compilant la Torah. «Les trois prières quotidiennes sont des points de rencontre, non obligatoires, explique le responsable du club de vacances. Certains font la prière, d’autres non, il y a différents niveaux de religiosité.» Une population modérée, comparée à celle qui vient en station l’été, estime Stéphane, 35 ans, l’un des clients de l’hôtel des Deux Alpes : «Ici, c’est détente. Les juifs que vous voyez là vont à la mer pendant les grandes vacances. Par contre, les religieux qui viennent à la montagne en été, vous ne les verrez jamais en maillot sur une plage.»
Papillotes et schtreimel
Dans les Alpes, les seuls lieux de culte officiels en altitude se trouvent à Megève et à Courchevel, gérés par le Beth Habad de Grenoble, l’antenne régionale de la communauté loubavitch (l’une des branches du hassidisme, courant majeur de l’orthodoxie juive). Pas de synagogue en dur, mais des salles aménagées pour les touristes pendant l’hiver. A Megève, des offices peuvent avoir lieu à la demande, le vendredi à 18 heures et le samedi à 10 heures. Idem à Courchevel, de début février à mi-mars. Au mois d’août, lorsqu’on déambule dans le marché artisanal de l’Alpe d’Huez, il n’est pas rare de croiser des femmes têtes couvertes, collants opaques et robes austères, suivies à quelques mètres d’hommes avec papillotes et schtreimel – des familles venues à la montagne en «camps de vacances spirituels», alliant loisirs et temps de prière. «Les juifs orthodoxes représentent environ 20% de la population touristique totale de la station au mois d’août, estime Fabrice Hurth, directeur de l’office du tourisme de l’Alpe d’Huez. Ils privatisent deux ou trois établissements et viennent avec leurs propres denrées. A la piscine, les femmes veulent porter le maillot de bain intégral ou garder leurs vêtements. C’est interdit, mais il est arrivé qu’elles entrent quand même dans l’eau habillées, alors il a fallu leur demander de sortir. Ce type d’incident est hypermarginal, précise le directeur de l’office. L’hiver dernier, on a eu le même problème avec une femme en burqa dans un lieu public, on a dû lui dire de partir, tout le monde était mal à l’aise.»
«Proximité avec le Créateur»
Avec les montagnards, cela frise parfois le choc des cultures. Quand on s’enquiert de l’offre kascher dans l’une des supérettes des Deux Alpes, c’est la colle pour l’une des vendeuses : «C’est quoi ? Kascher, la marque ?» En été, les juifs orthodoxes en promenade dans la vallée de Courchevel séjournent à La Tania, la station située à mi-chemin entre Courchevel et Méribel : «C’est pratique, car la plupart des sites sont bien équipés pour les familles nombreuses, les poussettes, les petits vélos, dit Adeline Roux, directrice de l’office du tourisme de Courchevel. Et c’est là que des hébergeurs accèdent à leur type de demande, à savoir privatiser des résidences ou des hôtels de gros volume en entrée ou milieu de gamme.»
Basés à Grenoble depuis 1980, le rabbin loubavitch Victor Lahiany et son épouse, Michèle, veillent au bon accueil des pratiquants en vacances – environ 2 000 personnes, surtout l’été, dont près de la moitié à l’Alpe d’Huez : «Dans cette station, comme aux Deux Alpes, on passe des accords ou des partenariats avec les enseignes alimentaires pour l’ouverture saisonnière d’un rayon kascher, raconte Michèle Lahiany. Pour la piscine, on voit si on peut louer un créneau privé. Ce que veulent nos vacanciers, c’est s’aérer, parler avec leurs enfants et se consacrer à l’étude.» Y aurait-il un attachement particulier à la montagne dans la culture juive ? Pour le rabbin Lahiany : «C’est un lieu qui nous élève, où on ressent une proximité avec le Créateur, avec les forces spirituelles… Moïse, Abraham… Tous les patriarches étaient des bergers.» La question fait en revanche bien marrer M. Paris, en vacances dans l’hôtel des Deux Alpes : «Non ! Moïse sur la montagne n’a rien à voir avec mes performances à ski !»
Libération