Dans le monde musulman, des croyantes luttent pour l’égalité et la reconnaissance des droits des femmes. Cette démarche féministe, inscrite à l’intérieur du cadre religieux, se démarque souvent du féminisme occidental.
Discours moderniste, le féminisme est ancré dans une tradition laïque. L’islam, à l’opposé, prescrit des règles strictes et considère le féminisme comme une idéologie occidentale étrangère, voire une abomination. Pourtant, nombreuses sont les musulmanes qui revendiquent aujourd’hui une lutte féministe dont le fer de lance serait le Coran, et même parfois le hijab – le voile.
Concept très en vogue, le féminisme musulman (ou islamique) est d’abord une invention universitaire remontant aux années 1990 pour désigner, selon la chercheuse Margot Badran, « une nouvelle forme de féminisme ayant pour caractéristique d’être formulé à l’intérieur du paradigme islamique ». Cette nouvelle formulation s’inspire de l’expérience iranienne : après la déception qui suit la révolution au début des années 90, plusieurs revues féminines sont créées pour servir de tribune à des musulmanes réformistes. Shahla Sherkat — ancienne rédactrice en chef du magazine des femmes se réclamant du hezbollah* — fonde en 1992 la revue Zanan (Femmes), qui revendique une interprétation ouverte de la sharia et l’accès des femmes aux plus hautes instances du pouvoir. Ces publications prônent une sorte de libération islamique propre aux femmes musulmanes. De nombreuses féministes laïques se saisissent de l’opportunité : elles s’engagent activement dans la démarche de Zanan pour publier leurs conceptions des rôles de la femme dans la société, mais en veillant à habiller leur pensée afin de ne pas dévoiler leur identité laïque. Face à ces Iraniennes qui demandent des réformes tout en soutenant le cadre religieux du régime, les chercheuses théorisent le féminisme islamique comme nouveau modèle de lutte, même si certaines de ses actrices (musulmanes ou laïques déguisées) ne s’y reconnaissent pas.
Un éveil simultané
Quel est ce nouveau modèle ? L’ijtihad – interprétation personnelle de textes religieux afin de les adapter aux situations contemporaines – en est la méthodologie de base : mener une exégèse promouvant l’égalité des sexes dans tous les domaines grâce à des travaux d’interprétation du Coran (tafsir), mais aussi de la Tradition. Les hadiths (paroles et actes du Prophète) et le fiqh (jurisprudence islamique) ont été produits après la mort du Prophète par des hommes doctes en religion (les oulémas) : ils sont, d’après les féministes musulmanes, sexistes et contestables.
Cette élaboration d’une approche alternative des droits des femmes dans l’islam est née simultanément à différents endroits du monde. Au Maroc, la Moudawa (Code du statut personnel marocain) est réformée grâce aux efforts des associations féminines en 1992, puis en 2004. Comme l’explique la féministe Nouzha Guessous Idrissi, ces succès n’auraient pas été possibles sans un recours au référentiel de l’islam. Mais pour les associations qui revendiquent un projet de société moderne et sécularisée, cette démarche relève du pragmatisme. De même, au Bahreïn et au Koweit, la collaboration entre féministes islamiques et séculières a permis d’obtenir le droit de vote pour les femmes.
En Indonésie, face au manque de légitimité et à l’inefficacité des féministes sécularistes, seules les féministes issues de l’islam traditionaliste, comme l’activiste Neng Dara Affiah, parviennent à s’opposer à l’islamisation du droit : la loi contre la pornographie (qui régule la question de la décence vestimentaire) ou encore la campagne en faveur de la polygamie. En Afrique, l’association de Nigérianes Baobab a récemment fédéré les efforts de militants chrétiens et musulmans pour éviter la lapidation à deux femmes reconnues coupables d’adultère.
Le féminisme musulman a très rapidement développé des ramifications internationales. « Mais le mouvement se définit davantage par sa pluralité. Aujourd’hui, il convient surtout de parler des féminismes musulmans », précise Stéphanie Latte Abdallah, chercheuse au CNRS. La figure occidentale la plus connue reste Amina Wadud. Cette Afro-Américaine convertie à l’islam publie dès 1999 une relecture du Coran qui détricote les interprétions patriarcales. En 2004, à New York, elle mène une prière regroupant hommes et femmes.
À l’opposé de cet islam moderne et éclairé, le fondamentalisme séduit de plus en plus de jeunes Occidentales. Comment le système misogyne de l’islam radical parvient-il à conquérir des jeunes femmes pourtant émancipées ? Il offre, selon les spécialistes, une valorisation narcissique et une sécurité psychologique grâce à une idéologie donnant réponse à tout.
Le voile comme étendard ?
Du côté du féminisme musulman, en France, certaines intellectuelles issues de l’immigration proposent la perspective islamique pour « décloisonner », « décoloniser » et « renouveler » le féminisme, selon les mots de la chercheuse Zarah Ali. Cette dernière revendique doublement son féminisme : par une relecture du Coran qui réhabilite les droits des femmes et par le port du voile comme étendard contre le racisme et le sexisme de l’hégémonie occidentale. Dans son ouvrage Féminismes islamiques, elle propose une définition de l’émancipation des femmes : « Les féministes musulmanes proposent une libération qui pose un tout autre rapport au corps et à la sexualité : un rapport marqué par des normes et une sacralisation de l’intime, et par une défense du cadre familial hétérosexuel. »
Une posture qui choque certaines militantes, notamment des intellectuelles iraniennes qui connaissent le mirage de la République islamique. « Le féminisme est un concept universel. Associer le féminisme et l’islam revient à emprisonner les femmes dans l’idée que leur avenir se trouve dans la religion », explique l’écrivaine et sociologue iranienne Chalah Chafiq. « Dans un contexte de répression totalitaire et religieuse, la stratégie du féminisme musulman peut permettre de faire un pas dans l’avancée des droits des femmes, précise cependant cette spécialiste de l’islam. Mais l’accession à une citoyenneté féminine libre et autonome ne peut s’articuler au religieux. » Comme le rappelle sa compatriote Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix en 2003 : « Les droits humains constituent un seul et unique concept et ne peuvent être distingués en tant que islamiques ou non islamiques. Accepter une telle distinction au nom du relativisme culturel, c’est les anéantir. » Dans un contexte où le fondamentalisme tend à se développer, les féministes musulmanes ont du moins le mérite de contribuer, avec courage, à faire bouger les lignes.
Le Monde des Religions