Le Prix d’Histoire des religions de la Fondation « Les Amis de Pierre-Antoine Bernheim » a été décerné, le 14 juin 2013, par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Institut de France) à Israel Jacob Yuval pour son livre Deux peuples en ton sein. Juifs et chrétiens au Moyen Age*. Créée en 2011 à la mémoire de l’historien des religions Pierre-Antoine Bernheim (1952-2011), cette Fondation récompense, par un prix annuel, un ouvrage original consacré soit aux interrelations religieuses à diverses époques, soit à la place du fait religieux dans la société contemporaine.
Avec Deux peuples en ton sein, l’historien Israel Jacob Yuval, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, s’insère parfaitement dans cette perspective. Le titre de son livre reprend les termes d’un court texte prophétique, conservé dans la Genèse. Rachel, enceinte d’Isaac, demande au Seigneur pourquoi les enfants qu’elle portait « se heurtaient en son sein » (Genèse 25, 22). Et le Seigneur répondit : « Deux nations sont dans ton sein, et deux peuples se sépareront de tes entrailles ; un peuple dominera sur l’autre, et le grand sera asservi au petit » (Genèse 25, 23). Les jumeaux enfantés par Rachel sont Esaü, le premier sorti du ventre de sa mère, et Jacob, le cadet, « dont la main s’agrippait au talon d’Esaü à la naissance ».
La signification de cette gémellité conflictuelle – qui marqua d’ailleurs la vie tout entière des jumeaux – a été l’objet d’une longue histoire interprétative, à la fois du côté juif, où Jacob et Esaü symbolisent l’opposition entre la Rome païenne, persécutrice, et Jérusalem, et du côté chrétien, où, depuis le 2e siècle, les jumeaux bibliques expriment allégoriquement la séparation des deux peuples, juifs et chrétiens : le premier est identifié à l’ainé, Esaü, le second au puîné, Jacob, auquel le premier « sera asservi ». Les exégètes chrétiens modernes, ont mis plutôt l’accent, dans l’interprétation du passage biblique, sur une relation de filiation entre les deux religions.
Yuval fait de la citation sur les « deux peuples » le fil conducteur de son livre, et en dégage une relation bien plus complexe : tout en étant fortement conflictuelle, celle-ci est néanmoins fondée sur une connaissance réciproque entre les deux religions, et n’est pas exempte d’influences, d’interrelations et même d’imitations, sur le plan conceptuel, symbolique et rituel. Prenant comme terrain d’investigation le judaïsme ashkénaze allemand aux 12e et 13e siècles, Juval y décèle ces caractéristiques, parfois extrêmes : ainsi l’incitation à la destruction des chrétiens, présente dans des textes liturgiques ashkénazes, et la notion de Dieu, vengeur du sang des martyrs (chapitre 2). Les pages consacrées aux « Récits entrecroisés ; de la martyrologie au libelle du sang » (chapitre 3) sont parmi les plus dramatiques du livre. Ces postures, que, à quelques exceptions près, les historiens contemporains avaient ignorées, sont mises en évidence par Yuval, et s’inscrivent dans la réaction juive aux massacres opérés par les chrétiens à partir de la première croisade (1096), dans le Moyen Age occidental.
Ouvrage puissant, ce livre, lors de sa première parution en hébreu, en 2000, souleva de vives controverses, liées principalement aux pages consacrées par Yuval au « Libelle du sang (accusation de crime rituel) et à la rédemption par vengeance » qu’il retrouve dans la littérature ashkénaze (sur cette polémique, voir les textes d’Ezra Fleischer et Mordechai Breuer, ainsi que la réponse de Yuval, dans la Revue Zion, 59/2-3, 1994). Ces controverses ne sont qu’une preuve supplémentaire de l’originalité du livre, que le lecteur francophone ne manquera d’apprécier.
Source : Le Monde des Religions