La Tunisie est devenue une habituée des coups de théâtre. Samedi 25 janvier au soir, les responsables politiques actaient la situation de blocage. Mehdi Jomâa, le ministre sortant de l’industrie, reconnaissait son échec à former un gouvernement. Houcine Abassi, secrétaire général du syndicat UGTT, s’était – fait rare – publiquement déclaré très contrarié.
L’homme-orchestre du consensus qui parraine le dialogue national – l’instance de médiation pour sortir le pays de la crise politique – a estimé que le compromis trouvé entre les partis politiques avait été brisé par l’adoption de l’amendement sur le retrait de confiance au gouvernement. Car, si une majorité des trois cinquièmes des votes des députés est requise pour exercer une motion de censure à l’encontre du futur gouvernement, une autre disposition prévoit qu’un ou plusieurs ministres peuvent se voir retirer la confiance à la majorité simple, risquant de faire chuter un à un les membres du gouvernement. « Le gouvernement restera fragile et sous la coupe du parti islamiste Ennahda », fait valoir l’économiste Abdeljelil Bedoui.
Une Constitution attendue depuis plus d’un an
Dimanche 26 janvier, une fois de plus, comme après la tempête, les nuages noirs se dissipaient sur le ciel bleu de la transition démocratique permettant aux députés de voter dans la soirée, à la majorité des deux tiers, la Constitution attendue depuis plus d’un an.
La question du retrait de confiance au gouvernement était rediscutée après annulation des votes de la veille. Et Mehdi Jomâa devait finalement annoncer dans la soirée la composition du gouvernement « de compétences », actant le retrait d’Ennahda des commandes de l’exécutif et donnant le top départ de la dernière phase de transition, jusqu’aux élections présidentielle et législatives, prévues avant la fin de l’année.
La mission était impossible la veille en raison du litige sur le portefeuille du ministre de l’intérieur. Mehdi Jomâa, soutenu par Ennahda, voulait la reconduction du ministre en place depuis mars 2013, Lotfi Ben Jeddou, arguant de la très difficile situation sécuritaire du pays. Mais plusieurs partis d’opposition avaient opposé un refus catégorique au maintien du ministre en poste au moment de l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi, le 25 juillet dernier.
« Un très bon texte »
« Il y a une vraie capacité à trouver des compromis », constate le juriste Jean-Philippe Bras, directeur de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman à l’EHESS. « La société civile pèse de tout son poids », ajoute Ferhat Horchani, président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel.
« L’UGTT joue un rôle majeur, bien plus que celui de médiateur, analyse-t-il. Le syndicat, avec ses partenaires, patronat, ligue des droits de l’homme, ordre des avocats, a réussi à imposer le dialogue entre les partis politiques, y compris sur le texte même de la Constitution. Des questions cruciales comme l’égalité hommes-femmes, l’indépendance de la justice ont été réécrites sous la pression de la société civile. Les solutions ont toujours jailli quand les situations semblaient bloquées. »
Résultat de vingt jours de débats parlementaires sur les 146 articles de la Constitution, le texte final est jugé « tout à fait acceptable » et « même un très bon texte si on le compare aux constitutions des pays de la région », selon Ferhat Horchani. « Il comporte les garanties minimales en matière de droits et libertés, estime le juriste. Certes, il s’agit d’un texte de compromis dont il faudra voir l’interprétation à l’usage, il comporte cependant des avancées, telle la liberté de croyance et de conscience. Avoir le droit de changer de religion ou de ne pas en avoir, c’est tout à fait révolutionnaire pour un pays musulman ! »
« L’islam politique est en difficulté un peu partout »
La commission de Venise, l’organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, avait estimé dans son avis d’octobre dernier que la constitution dans son préambule mettait en exergue « les principales valeurs d’un État démocratique », même si elle émettait quelques réserves dont certaines ont été levées depuis lors. Elle rappelait également que le fait que l’islam soit religion du pays « n’est pas en soi contraire aux standards internationaux », rappelant que « plusieurs pays européens (surtout les États nordiques) concilient parfaitement une religion d’État avec la liberté de conscience, de pensée et de religion ».
« L’islam politique est en difficulté un peu partout, Ennahda a tiré les leçons de la situation égyptienne. Le parti a compris qu’il ne pouvait pas gouverner seul, qu’il devait lâcher du lest », analyse Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève. Avec l’adoption attendue de la Constitution et leur départ du gouvernement, les islamistes contribuent à sortir de la paralysie politique.
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Religion et liberté de conscience
L’article 6 de la Constitution dispose que « l’État est gardien de la religion. Il assure la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice du culte et garantit la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane.
L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés (au pluriel, évoquant les choses sacrées), et à empêcher qu’on y porte atteinte. Comme il s’engage à interdire les appels à l’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. »
La Croix