Le conflit entre sunnites et chiites explique-t-il la crise au Moyen-Orient ?

Pour Sabrina Mervin, chargée de recherches au CNRS et spécialiste du chiisme, la religion n’est qu’un facteur parmi d’autres de ce conflit opposant principalement Arabie saoudite et Iran. Mais elle constitue un outil efficace pour mobiliser.

Musulmans chiites en prière dans la ville sainte de Kerbala, en Irak (STRINGER Iraq/Reuters). « La rivalité avec le monde chiite est redevenue un sujet d’inquiétude dans le camp sunnite à partir de 2003, avec la chute de Saddam Hussein en Irak. Alors que, jusque-là, il s’était appuyé sur la minorité sunnite du pays, sa destitution a porté au pouvoir un président chiite. L’expression “croissant chiite” est alors apparue dans la bouche du roi Abdallah de Jordanie ou du président égyptien Hosni Moubarak : une expression forgée par les politiques, donc, non par des analystes, et qui reflète la crainte de ces “États sunnites” devant la menace d’un Irak devenu “État chiite”’ et, plus généralement, de la montée en puissance des chiites vus comme une cinquième colonne de l’Iran.

Derrière ces tensions se dessine, en réalité, la rivalité entre deux puissances régionales : l’Arabie saoudite (sunnite, wahhabite) et l’Iran, où le chiisme est religion d’État depuis le XVIe  siècle. Certes, il existe des différences religieuses entre sunnites et chiites. Les salafistes notamment (NDLR : courant religieux fondamentaliste prônant l’imitation des “pieux ancêtres”) reprochent aux chiites certaines de leurs croyances et pratiques rituelles, et peuvent aller jusqu’à prononcer à leur encontre le takfir (l’excommunication), autrement dit jusqu’à ne pas les considérer comme musulmans.

« Le religieux est instrumentalisé »

Toutefois, à la base, le problème est politique et les facteurs de tension, multiples, s’exercent à plusieurs niveaux, du local au transnational. Le religieux est instrumentalisé pour mobiliser au-delà des frontières. D’un côté, les djihadistes sunnites de l’EIIL s’attaquent aux chiites qu’ils taxent de mécréance. De l’autre, grâce à l’argument religieux, les chiites, qui se sentent menacés en Irak par l’insurrection djihadiste, se mobilisent, peuvent s’attirer le soutien du Hezbollah ­libanais et des houthistes du Yémen… Une solidarité religieuse transnationale se met en place.

De la même manière, Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, a déclaré que son parti a commencé à s’impliquer dans la guerre civile syrienne lorsque le mausolée de Sayeda Zeinab, petite-fille du prophète Mohammed et fille du premier imam chiite, a été menacé. En Irak, l’EIIL joue la provocation en affirmant vouloir marcher sur deux lieux saints du chiisme : Nadjaf, où est enterré le premier imam, et Kerbala, où le troisième, l’imam Hussein, a connu le martyre, commémoré chaque année lors de la fête d’Achoura.

« Chaque camp estime que sa survie est menacée »

En réalité, le religieux est un élément parmi d’autres dans ce conflit, aux côtés de l’économie, du pétrole, de l’eau ou encore de l’échec de certains hommes politiques – comme Nouri Al Maliki, le premier ministre irakien, qui n’est pas seulement accusé d’avoir mené une politique confessionnelle par les sunnites, mais aussi de mauvaise gestion, de corruption, etc. C’est aussi peut-être, in fine, l’échec du découpage territorial opéré par les grandes puissances à la suite du démembrement de l’Empire ottoman.

Les crispations identitaires actuelles, qui se fondent sur des appartenances communautaires ou religieuses, sont liées au fait que chaque camp a le sentiment que sa survie est menacée. Les médias doivent faire attention à ne pas se laisser prendre par ce discours sur la fracture entre chiites et sunnites : c’est surtout un discours de mobilisation. »

 

La Croix

F. Achouri

Sociologue.

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