L’école, la République, la laïcité et la colonisation sont des piliers de notre histoire et de la société qui a émergé au XIXe siècle. Aujourd’hui, ces sujets suscitent de vifs débats, comme à l’époque de Jules Ferry. Athée, amoureux de la République et haineux envers la royauté, les idées de Jules Ferry ont donné à la France les traits de son visage actuel. Ce que l’on associe le plus souvent à son nom est sans aucun doute sa politique scolaire, qui a contribué à installer la République.
Lors de son mandat en tant que ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Freycinet, puis comme président du Conseil de 1880 à 1881, Jules Ferry va éliminer l’influence de l’Église sur l’école et instituer un enseignement fondamentalement laïque. Le 15 mars 1879, il dépose à la Chambre deux projets de loi : l’un prévoyant une réforme du Conseil supérieur de l’instruction publique et le second un aménagement substantiel de l’enseignement supérieur. Une déclaration de guerre au clergé et les premières pierres de la laïcité. En effet, Jules Ferry veut éjecter les ecclésiastiques des conseils académiques et des facultés d’État. L’article 7 du second projet interdit aux membres des congrégations non autorisées d’enseigner : 500 congrégations sont concernées, dont les très influents jésuites, les maristes et les dominicains.
Renforcer la laïcité
Fervent républicain athée et franc-maçon issu d’une riche famille de libres penseurs de Saint-Dié (Vosges), Jules Ferry donne aux enseignants des congrégations catholiques le même délai pour se mettre en règle avec la loi ou quitter l’enseignement. Ces mesures viennent en réaction aux excès de la loi Falloux, votée trente ans plus tôt sous la IIe République, qui accordait aux congrégations religieuses une liberté totale sur l’enseignement. Le 29 mars 1880, le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry prend deux décrets par lesquels il ordonne aux jésuites de quitter l’enseignement dans les trois mois. S’ensuit en 1880 une série de projets visant à renforcer cette laïcité, rendre gratuite l’école et transformer l’enseignement des jeunes filles (loi Camille Sée). Entre 1881 et 1884, plusieurs lois seront votées autour d’une pensée indissoluble : « gratuité, obligation, laïcité ».
Dans un discours à la Chambre des députés le 6 juin 1889, Jules Ferry s’exprimait ainsi : « Ce système d’éducation nationale qui relie, dans un cadre à la fois puissant et souple, l’école élémentaire aux plus hautes parties du savoir humain ; ce système d’éducation nationale au frontispice duquel on n’a pas craint d’écrire que, de la part de la société, l’enseignement est un devoir de justice envers les citoyens, que la société doit à tous le nécessaire du savoir pratique, et l’avènement aux degrés successifs de la culture intellectuelle de tous ceux qui sont aptes à les franchir… Cette mise en valeur du capital intellectuel de la nation, de toutes les capacités latentes de tous les génies qui peuvent être méconnus ou étouffés, dans une grande et féconde démocratie, Messieurs, c’était le rêve de nos pères ; et nous avons le droit de déclarer qu’autant qu’il est possible de dire qu’une chose est accomplie, grâce à vous, grâce au pays, votre principal collaborateur dans cette grande œuvre, grâce au pays qui en a été l’âme, ce rêve est devenu une réalité ! Voilà pourquoi nous ne pouvons remettre qu’à un pouvoir civil, laïque, la surintendance de l’école populaire, et pourquoi nous tenons, comme à un article de notre foi démocratique, au principe de la neutralité confessionnelle. »
Champion de l’expansion coloniale
Mais Jules Ferry ne se limite pas à l’école. Ainsi, il juge nécessaire la colonisation pour des raisons économiques et stratégiques. Pour lui, la République a un rang à tenir : « La France ne peut être seulement un pays libre. (…) Elle doit être aussi un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient (…), et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. »
À cette conduite s’ajoute un idéal humanitaire et civilisateur polémique : « Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Dans ce même discours, il dénonce « la traite des nègres », mais n’éprouve aucun scrupule à piller leurs richesses territoriales en échange de la transmission de « notre civilisation ».
Ces propos ont provoqué à juste titre la colère de grandes figures de la Chambre, comme Clemenceau qui déclara : « J’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! (…) Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! (…) Combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. »
Dans les faits, Jules Ferry et ses collaborateurs sont bel et bien ce que dénonçait Clemenceau : des opportunistes. Ils voient dans les colonies des débouchés lucratifs : placement de capitaux, rades d’approvisionnement, des abris, des postes de défense et de ravitaillement. Mais aussi développer une forme de colonisation militaire qui vise à constituer une forme d’empire et agrandir les effectifs. Le capitalisme se développe, l’industrie produit en masse, et donc naturellement la politique coloniale devient la fille de la politique industrielle et les colonies des soupapes de sécurité de l’économie française. En effet, le plan de Jules Ferry pour ces colonies n’est pas d’offrir un asile et du travail au surcroît de population des pays pauvres ou de ceux qui renferment une population exubérante, mais d’écouler l’excédent de produits, d’exporter les productions françaises, de créer de nouveaux marchés dépendants.
La chute
Jules Ferry facilite ainsi la pénétration française à Madagascar, en Tunisie, en Afrique noire et au Tonkin. Dès le mois d’avril 1881, il déclenche une opération militaire contre les Kroumirs en Tunisie, pour aboutir à l’obtention par la France d’un protectorat sur le pays. En novembre 1883, il s’assure de droits au Congo et met un pied à Madagascar en occupant la rade de Diego-Suarez.
L’action qui semble lui tenir le plus à cœur et dans laquelle il s’investit personnellement est celle du Tonkin, partie nord du Vietnam. Il y prend des mesures d’occupation intégrale. Mais les offensives s’enlisent et les ordres parfois contradictoires aboutissent à la défaite de Lang Son, le 25 mars 1885. Cet échec militaire intervient lors de la guerre franco-chinoise pour le contrôle du fleuve Rouge qui reliait Hanoï à la riche province du Yunnan en Chine. Le général de Négrier avait repris le contrôle de la ville mais, blessé, il en abandonna le commandement au lieutenant-colonel Herbinger qui, pris de panique – mais aussi en raison d’une mauvaise transmission des ordres et informations -, organisa une retraite désastreuse. Cet échec militaire mit un terme à la politique coloniale de Jules Ferry. Un événement fatal pour sa carrière politique puisque la Chambre des députés, qui lui est plus hostile que jamais, le fait tomber dans les jours qui suivent.
Le Point