Après un séminaire en 2014, les services canadiens ont produit un rapport alarmiste sur la progression du salafisme en Mauritanie, le pays aux 7000 mosquées. Extraits
Le djihadisme ne fait certes pas partie de l’actualité immédiate de la République islamique de Mauritanie. Mais il a joué un rôle marquant dans son passé très récent. La dernière attaque sur le territoire national remonte à 2011. Un otage de l’armée mauritanienne avait été libéré en décembre de cette année-là au terme d’un échange de prisonniers avec le gouvernement mauritanien. Par la suite, al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) reste au Mali et en Algérie, mais « néglige » la Mauritanie. Or, outre qu’elle soit probablement provisoire, cette accalmie est intervenue à la suite de mesures antiterroristes prises précisément en réponse aux sept longues années (2005-2011) où le pays était clairement une cible privilégiée pour les terroristes saharo-sahéliens.
Et, sans doute davantage que pour d’autres pays voisins, le spectre du djihadisme est appelé à planer sur la Mauritanie tant que le phénomène existe, mais aussi tant que la Mauritanie n’est pas elle-même parvenue à une stabilisation politique interne durable. Or, aucun de ces processus n’est sûr à court terme, d’autant que les terroristes savent tirer avantage de la crise politique et sociale des États afin de se développer, de recruter et de se redéployer durablement à la fois dans les interstices territoriaux et les couches sociales marginales de la région.
Une démocratisation compromise
La manière dont AQMI et ses satellites ont su utiliser une partie du mouvement irrédentiste touareg pour opérer la scission du Mali l’illustre amplement. Mais cette logique est encore plus à l’œuvre dans les pays ayant connu de récents changements politiques comme la Tunisie et la Libye. Située dans ce véritable œil du cyclone nord-ouest africain, la Mauritanie est aussi vulnérable pour des raisons précises. Le pays possède toujours des frontières difficiles à contrôler sur fond d’un potentiel d’instabilité politique non négligeable dont les principaux traits comprennent les suivants : une tradition de putschs militaires, une démocratisation compromise, des tensions ethniques, des inégalités grandissantes, une corruption répandue, une pauvreté croissante et une transition démographique aux effets mal connus.
Malgré les « succès » relatifs de la lutte antiterroriste, les inconnues demeurent et les potentialités de radicalisation sont bien réelles. Par exemple, la présence limitée de ressortissants du pays dans les réseaux terroristes est un phénomène ancien (plus de vingt ans), mais aujourd’hui, ce sont probablement des centaines de Mauritaniens qui sont toujours actifs dans les réseaux sahéliens et maghrébins du djihadisme salafiste . À l’intérieur du pays pourtant, nombre de réseaux, de cellules et de sympathisants sont sous surveillance ou ont été neutralisés depuis 2008. Mais personne ne connaît l’ampleur des nouvelles vocations, le milieu où elles pourraient naître, ni les individus potentiellement mobilisables dans un éventuel nouveau cycle de radicalisation. L’on continue d’ailleurs à noter l’avancée de la culture salafiste (théoriquement non djihadiste) dans les centres urbains et ruraux, d’une part, et l’ascension fulgurante du parti Tawassoul (les Frères musulmans locaux) jusqu’aux dernières élections générales de 2013, d’autre part.
Dans ces conditions, la Mauritanie n’échappera pas aux effets directs ou indirects de la dynamique de radicalisation djihadiste régionale et nationale. Seules la nature, les formes, les modalités et l’ampleur éventuelle sous lesquelles ces effets se manifesteront restent à déterminer. Les éventualités en la matière restent ouvertes pour la Mauritanie comme pour tous les autres pays de l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Pour s’en rendre compte de façon concrète, il faut rappeler l’expérience djihadiste vécue récemment au pays à l’ombre d’un renouveau islamique, y compris sur le plan politique.
Le pays aux 7643 mosquées
En théorie, la République islamique de Mauritanie a été d’emblée construite sur une vocation ethnoconfessionnelle. En fait, depuis l’indépendance, le paysage religieux s’est transformé dans des proportions que personne n’avait envisagées au moment de la naissance de la petite nation qui avait pris le label « islamique » surtout pour dépasser les clivages ethniques criants au sein de sa population. Par exemple, en 1960, Nouakchott, la capitale du pays, ne comptait aucune mosquée, et le pays tout entier en comptait moins d’une centaine.
Cinq décennies plus tard, une enquête commandée par le gouvernement montre qu’il y a désormais 7643 lieux de prière dûment bâtis. L’enquête souligne en outre que 53 % des lieux de culte ont été édifiés sans autorisation de l’État. Quant aux instituts traditionnels d’enseignement religieux, on en dénombrerait désormais 6489, dont la plupart (soit 5702) seraient plutôt de simples « écoles coraniques ». À l’indépendance, on n’en comptait que 777.
Ces statistiques, qui ne prennent même pas en compte l’explosion du secteur caritatif islamique, l’extension de nouvelles formes de religiosité individuelle ou la démocratisation du leadership religieux, montrent que le renouveau islamique mondial conjugué à la fin progressive de la gestion infrapublique de la piété au niveau villageois ou tribal ont radicalement changé le paysage socioreligieux du pays. C’est donc dans ce contexte que se construit une offre politique islamiste appelée à épouser les péripéties de l’évolution politique heurtée du pays. Le djihadisme survient dans le pays à partir de l’étranger, mais il trouve un écho et un appui local grandissants au tournant des années 2000.
Attentats suicides
Le pays a accédé à une sorte de notoriété trouble du fait de la présence de quelques-uns de ses ressortissants dans les réseaux du djihadisme régional et international. Le gouvernement avait repéré aisément, dès 1994, des connexions locales au djihadisme international. Par la suite, des Mauritaniens sont retrouvés dans les réseaux et le sillage de ben Laden. Impensable pendant longtemps, le passage à l’action violente de militants radicaux mauritaniens est devenu banal au gré des avancées du prosélytisme, fruit de la socialisation profonde de nombreux individus dans les circuits de la prédication. Plus tard, la multiplication et la variété des opérations d’AQMI contre le pays entre 2005 et 2011 allaient projeter la Mauritanie dans l’ère des attaques violentes et, par conséquent, de la lutte contre le terrorisme.
La répression que le gouvernement a engagée en 1994 contre toutes les manifestations de l’islam politique n’a guère empêché le pays (c’est plutôt l’inverse) de basculer dans l’ère du djihadisme dès l’attaque perpétrée contre l’armée en juin 2005. Les années suivantes vont d’ailleurs être marquées par la propulsion du pays dans le cycle des attentats suicides, des prises d’otages et des exécutions de ressortissants étrangers sur le territoire, des assassinats de membres de l’armée et des raids contre les garnisons, entre autres. Par la suite, les autorités ont pris au sérieux la mise en place d’une politique antiterroriste.
« Riposte religieuse »
À partir de 2009, le terrorisme a certes été combattu sur le terrain militaire avec des actions préventives, des raids au nord du Mali et un travail policier efficace. C’est dans ce cadre que sont arrêtés la plupart des coupables de crimes de sang commis sur le territoire national. Le gouvernement devait engager ensuite la réforme de l’armée, améliorer la surveillance accrue des frontières, engager la coopération internationale et mener des réformes légales et judiciaires. De plus, les autorités ont cru devoir organiser une « riposte religieuse » dans le cadre d’une politique de déradicalisation dûment mise en place par l’État.
Cinquante-cinq « prisonniers salafistes repentis » ayant suivi ce programme sont amnistiés et bénéficient d’un programme de réinsertion économique en août 2011. Si la plupart des candidats à la déradicalisation accusés de crimes avaient écopé de peines plus ou moins légères, les terroristes reconnus coupables de crimes de sang avaient été condamnés à de lourdes peines et sont toujours gardés dans une prison secrète aujourd’hui. Le gouvernement continue à vouloir également réformer l’espace religieux. Par exemple, il conduit une surveillance accrue de l’activité des mosquées et des institutions religieuses. Il faut tout de même préciser que la radicalisation de groupes minoritaires de jeunes s’était renforcée entre 1994 et 2005 précisément à l’ombre de la répression de toute velléité d’émergence d’un courant se revendiquant de l’islam politique. Les premiers attentats du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) contre la Mauritanie en 2005 avaient été justifiés par la volonté de se défendre contre le « harcèlement » sans discernement des milieux religieux. Deux mois plus tard, le régime en place à Nouakchott était renversé par sa propre armée. Situation inattendue, ce tournant va coïncider avec le succès politique relatif des « islamistes » désormais modérés et soucieux de se distancier de toute forme de radicalisme.
Tawassoul, l’irrésistible progression
D’abord secret jusqu’au début des années 2000, le mouvement islamiste mauritanien connaît une percée progressive dans les dernières années du régime du président Ould Taya (1984-2005), qui y voit la plus grande menace contre son régime. L’opposition au dictateur, qui a régné longtemps en Mauritanie, voit dans les islamistes une valeur ajoutée à sa lutte. C’est ce qui permet à ces derniers de se positionner dans l’après-Taya, suite au coup d’État de 2005. Depuis, le parti Tawassoul a été reconnu et il s’est taillé une place importante dans les postes électifs, les réseaux sociaux et le débat public. Fortement intéressés par la participation éventuelle à l’exercice du pouvoir, les « réformateurs modérés » cherchent à la fois à se situer au centre du jeu politique, mais aussi à éviter les effets négatifs d’une éventuelle reprise autoritaire. Tawasoul fait tout pour se redéployer rapidement dans le giron du pouvoir, sans succès.
Mais vu sa réussite aux élections de 2013, il va désormais devenir incontournable dans les reconfigurations politiques futures du pays aussi bien que sur le terrain sociopolitique en Mauritanie. Il est cependant difficile d’en cerner l’incidence sur le radicalisme ou la modération des forces islamistes opposées à l’État moderne ou à la démocratie pluraliste. Récemment, les « islamistes modérés » de Tawasoul se sont convertis à la démocratie pluraliste, s ’en sont remis au seul verdict des urnes, tout en reconnaissent le primat de l’État de droit. Face à la concurrence ultérieure d’extrémistes se qualifiant de salafistes, ils remettent au centre de leur discours l’éloge de la modération et la condamnation religieuse de la violence.
Ce processus conjugué à la coopération avec les autres acteurs de la société et de l’État sera-t-il un facteur de recul du djihadisme en Mauritanie?
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