Le Canadien, ancien militaire, mort mardi à l’âge de 90 ans, a fait essaimer ses communautés d’accueil pour handicapés mentaux dans trente-huit pays.
Rarement Matignon avait connu une cérémonie aussi peu protocolaire. C’était en décembre 2016. Ce jour-là, Manuel Valls remet à Jean Vanier la croix de commandeur de la Légion d’honneur. Le vieux fondateur de l’Arche est venu accompagné de dizaines de membres de sa communauté, des personnes handicapées mentales pas trop impressionnées par le décorum. Alors, elles interrompent le discours de Valls à la gloire de Jean Vanier, « un grand homme qui porte haut la fraternité ». Elles chantent avec le premier ministre. Elles le photographient, l’enlacent. Jean Vannier, lui, met en garde son hôte, qui espère à l’époque se présenter à l’élection présidentielle : « L’être humain veut plus de pouvoir, plus d’argent, toujours plus, plus, plus… C’est notre grande différence avec les oiseaux. »
Un homme qui prêche la pauvreté sous les ors de la République, a pour amis des « fous » comme des célébrités, et les fait se rencontrer en riant : tel était Jean Vanier, l’une des figures majeures du monde chrétien, mort mardi 7 mai à la maison médicale Jeanne-Garnier, à Paris. « Affaibli par un cancer depuis plusieurs semaines, il s’est éteint tranquillement cette nuit, entouré de quelques proches », a précisé l’Arche. Il avait 90 ans.
Sera-t-il canonisé un jour, ce Canadien considéré par certains comme une personnalité aussi marquante que l’abbé Pierre ou sœur Emmanuelle, et un pionnier de la lutte contre l’exclusion et l’enfermement des déficients mentaux ? C’est ce qu’anticipent de longue date de nombreux chrétiens, notamment parmi tous ceux qui venaient le rencontrer dans sa petite maison de Trosly-Breuil (Oise), le village au bout de la forêt de Compiègne où il vivait depuis des décennies en compagnie de ses amis « fous ». Un astéroïde a d’ores et déjà été rebaptisé « Vanier » en son honneur en 2010.
Le métier des armes et de la marine
Jean Vanier naît le 10 septembre 1928, à Genève, en Suisse, dans un milieu privilégié. Son père, Georges Vanier, ancien officier, représente le Canada à la Société des nations. Sa mère, issue de l’aristocratie canadienne, est la cousine de Philippe de Hauteclocque, le futur maréchal Leclerc. Après Genève, la famille s’installe à Londres, puis en France, où Georges Vanier est ambassadeur quand éclate la seconde guerre mondiale.
En 1941, les parents Vanier et leurs quatre enfants regagnent le Canada. Mais l’année suivante, le jeune Jean, 13 ans, demande l’autorisation de revenir en Europe. Malgré la traversée périlleuse et les bombardements, c’est à l’école militaire de Dartmouth, en Angleterre, qu’il tient à apprendre le métier des armes et de la marine. « Si tu le veux, vas-y. Je te fais confiance. » La réponse de son père lui donnera de la force pour toute sa vie.
Lorsque s’achève la guerre, Jean Vanier semble engagé sur une voie royale. Une belle carrière d’officier de marine s’ouvre devant lui, en phase avec l’héroïsme prôné dans sa famille. Cependant, le retour des déportés, de véritables squelettes dans leur uniforme rayé, le marque. Il juge que son avenir n’est pas dans l’armée. Alors il arrête tout, reprend des études, passe un an dans une trappe cistercienne, deux ans au sanctuaire portugais de Fatima, soutient une thèse sur Aristote, devient professeur de philosophie.
Surtout, il se dit que l’important n’est ni la puissance ni la gloire, des buts qui peuvent amener à écraser l’autre. Lui n’a d’yeux que pour les petits, les exclus, les paumés. Un peu comme sa mère, qui avait envisagé d’être religieuse puis choisi de se consacrer à des œuvres humanitaires. « La foi m’a fait bifurquer », racontait-il, assurant s’être laissé conduire par sa « voix intérieure ».
Sortir les handicapés mentaux des hôpitaux
Les « fous », Jean Vanier les rencontre au milieu des années 1960. Thomas Philippe, un père dominicain qu’il admire, mais qui sera plus tard soupçonné d’agressions sexuelles, vient alors d’être nommé aumônier d’un établissement spécialisé à Trosly-Breuil. Pour Jean Vanier, la visite constitue un choc. « Je savais conduire un porte-avions. Je connaissais bien la philosophie d’Aristote. Mais des personnes avec un handicap mental, j’ignorais tout. » A l’époque, les parents vivaient souvent comme une honte d’avoir des enfants handicapés, « et il fallait qu’ils soient vite enfermés dans des institutions pour que personne ne le sache ».
Jean Vanier décide de rester à Trosly-Breuil. Il y achète une petite ferme, et s’y installe avec deux hommes qu’il fait sortir d’un asile, Raphaël Simi et Philippe Seux. Il est persuadé que vivre avec eux permettra de leur rendre leur dignité. Qu’il faut les considérer comme des personnes, avant de voir leur handicap. Pour le coup, c’est lui qui est pris pour un fou ! Mais il s’acharne. Il est l’un des premiers à vouloir sortir les handicapés mentaux des hôpitaux psychiatriques, à créer des « communautés de vie » avec eux.
Un demi-siècle plus tard, cette première communauté de l’Arche – comme l’Arche de Noé, l’Arche d’alliance – a essaimé. Quelque cent cinquante autres sont dénombrées à travers trente-huit pays. Chacune comprend une demi-douzaine de personnes handicapées et presque autant d’« assistants » valides, salariés ou bénévoles. Tous prennent leurs repas en commun. Certains sont employés à des travaux de jardinage, fabriquent des poteries, des mosaïques. « Ici, les jeunes bénévoles viennent pour faire du bien, et… ce sont les handicapés qui les aident !, s’amusait le vieux sage en 2017, à l’occasion d’un « Apéro » avec Le Monde. Si on vit avec elles, les personnes avec un handicap enchantent le monde. »
Jean Vanier, lui, est resté dans son bourg de l’Oise. Ces dernières années, il continuait à y vivre avec des déficients mentaux qu’il connaissait, parfois depuis dix ou vingt ans, déjeunant, riant de bon cœur avec eux. Mais au fil des ans, des livres et des conférences données à travers le monde, il était aussi devenu une personnalité reconnue, un évangéliste que l’on venait consulter de loin, et qui pouvait converser avec l’écrivain Emmanuel Carrère, la reine Elizabeth ou le pape François.
En 2015, il avait reçu à Londres le prestigieux prix Templeton, décerné avant lui à Mère Teresa, au dalaï-lama ou encore à Desmond Tutu. A tous ses interlocuteurs, ce chrétien de gauche tenait le même discours, de sa voix feutrée, relevée d’une pointe d’accent anglophone : « Le monde sera changé par les gens humiliés et rejetés. »
Le Monde