Karen Armstrong est une spécialiste des religions à la renommée mondiale. Aujourd’hui, elle se dit inquiète. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde s’est offusqué de l’antisémitisme. Aujourd’hui ce même monde ne voit rien à redire lorsque l’on réserve le même traitement aux musulmans.
L’auteur britannique Karen Armstrong (71) a gagné le cercle très fermé des auteurs à la renommée mondiale avec son livre « Histoire de Dieu ». Elle a également publié de nombreux best-sellers sur la chrétienté, le judaïsme et l’islam. Entre 1962 et 1969, elle a revêtu les habits de nonne au sein du couvent de The Society of the Holy Child Jesus. « J’avais 17 ans lorsque j’ai intégré le couvent, c’était une expérience traumatisante. L’obéissance envers ses supérieurs était martelée jusqu’à l’absurde. En sortant de là, j’ai perdu ma foi en dieu » dit-elle. Ce qui ne l’empêchera pas de consacrer ses écrits aux différentes religions. En 1982 paraît son premier livre qui raconte sa vie au couvent. Ce livre lui ouvre les portes de la télévision où elle va présenter une émission en six épisodes sur l’apôtre Paul, malgré sa haine pour la religion.
L’expérience lui accordera le succès, mais lui aura aussi permis d’avoir une vision plus nuancée sur la religion et une lecture plus critique de la Bible. Car, pour elle, l’un des gros problèmes des leaders spirituels c’est qu’ils n’ont qu’une connaissance parcellaire de leur « texte sacré ». « C’est surtout le cas pour les protestants qui traitent leurs textes sortis de la bible pratiquement comme des fétichistes et trouvent dangereuses toutes critiques de ces mêmes écrits. C’est moins le cas des catholiques. Par exemple dans le cas de l’apôtre Paul, celui qui veut connaître la vérité historique fait mieux de ne pas se pencher sur les écrits. Les retranscriptions historiques basées sur des preuves ne datent que du 18e siècle. Avant cela, on écrivait souvent de façons mythologiques sur son temps. Et donc, non, on ne retrouve pas l’histoire dans les bibles. C’est pour cela qu’on ne peut les prendre au pied de la lettre. Il faut les décortiquer et les interpréter.
Dans le judaïsme, qui était à la base une religion orale, il existe le midrash. Le principe du midrash, c’est que chaque juif qui lit la Thora trouvera un autre sens au texte. Et c’est plutôt brillant puisque la Bible est la parole de Dieu. Et comme celle-ci est infinie, elle ne peut être limitée à une seule interprétation. La chrétienté et l’islam ont aussi eu durant des siècles leurs méthodes pour interpréter et traduire leur texte sacré. Chez les catholiques, les Écritures ont été interprétées par les prêtres catholiques de quatre manières différentes : d’abord, ils ont regardé leur signification superficielle, ensuite ils y ont cherché une morale. S’en suivait une interprétation allégorique, avant d’y chercher la signification mystique. Cela fait longtemps que plus grand monde ne lit la bible catholique de façon totalement littérale. »
Pourtant il semble que de plus en plus de gens lisent les écritures de façon fondamentaliste et très littérale…
ARMSTRONG: Je ne sais pas s’il y en a plus. La plupart des fondamentalistes ne sont pas violents, mais ils se sentent intimidé les autorités laïques. Ce qui augmente leur crainte. Surtout dans le monde musulman, le fondamentalisme est pétri par ce qu’il ressent comme une agression des classes libérales dirigeantes. La laïcité s’est installée rapidement et de façon violente dans certains pays. Saddam Hussein et le shah d’Iran étaient tout sauf des religieux. Ils ont imposé dans leur pays la laïcité par la force. Tout comme le président égyptien Gamal Nasser jetait dans les années 50 les frères musulmans sans autres formes de procès en prison. Ces actions ont fait que, dans les yeux de certains, la laïcité était devenue un mal.
Les laïcs occidentaux pensent eux que les fondamentalistes sont restés coincés au moyen âge…
Ils ont tort. Même s’il est illusoire de vouloir prouver le contraire. Beaucoup d’Occidentaux sont persuadés que tous les musulmans sont fous, fanatiques et sournois. Or beaucoup de leaders démocratiquement élus soutiennent des chefs dictatoriaux majoritairement musulmans où leur population n’a pas, ou presque pas, de liberté d’expressions. L’Arabie saoudite est l’amie de beaucoup de pays occidentaux alors que l’on sait que sa responsabilité dans l’extrémisme musulman est sans équivoque. Ces dix dernières années, leur wahhabisme a radicalement changé le visage de l’islam et pendant ce temps-là la CIA n’a pas bougé le petit doigt. Soyons réaliste, sans l’aide militaire américaine, le régime saoudien ne tient pas deux minutes.
L’EI déteste le régime saoudien, pourtant ils ont les mêmes lignes idéologiques.
Le salafisme de l’EI est l’enfant du wahhabisme des Saoudiens, même s’il est encore plus radical. Le but premier d’Osama Ben Laden était de détruire la famille royale saoudienne. Mais lorsqu’il a vu à quel point cette dernière était portée à bout de bras par nos gouvernements, il a dirigé ses foudres vers l’occident.
Notre responsabilité dans la radicalisation de nombreux jeunes musulmans est sans commune mesure. L’invasion de l’Irak par George W. Bush en 2003 a mis quelque chose en branle dont on ne perçoit pas encore toutes les conséquences. Et ça parce qu’on est trop occupé à geindre sur notre sort et sur nos victimes alors que bien plus de musulmans sont tués par des djihadistes dans d’autres pays. Mais ces derniers passent inaperçus. L’occident ne fait rien, et la presse reste coite. Alors qu’a contrario les attentats en France ont généré un tsunami médiatique. Et vous pouvez me croire: cette hallucinante différence de traitement ne passe pas inaperçue dans le monde musulman. « L’occident a perdu son humanité » m’a dit, il y a peu, un de ceux qui avaient participé à un accord de paix entre la Jordanie et Israël.
Le djihadisme de L’EI n’a rien à voir avec l’Islam ?
Non. Bien sûr, ils utilisent de la rhétorique islamique, mais la plupart des djihadistes commencent à lire le Coran en prison. Les chefs de l’EI sont surtout des laïcs qui étaient dans l’armée de Saddam Hussein. Les Américains ont balayé de façon très idiote cette armée et les ont poussés dans les bras de l’EI. Vous savez, je me fais de gros soucis. Cela fait des années que j’angoisse pour le futur et cela ne fait que s’empirer. Mes craintes sont nées lors de la crise autour de Salman Rushdie. J’ai été choquée de voir certains défenseurs de l’auteur décrire l’islam comme une religion sanguinaire et violente. Je l’ai assez étudié pour savoir que ce n’est pas le cas. Ce genre de rhétorique basé sur des préjugés a rendu possible l’Holocauste d’Hitler.
L’islamophobie est donc comme l’antisémitisme ?
Oui. Nous détestons les musulmans depuis les croisades. L’antisémitisme date aussi de cette période. Les juifs, comme les musulmans, ont été victimes de ces croisades. Et cela a continué à travers les siècles. Ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre a fait que beaucoup de gens sont horrifiés par l’antisémitisme. Mais ces mêmes gens ne voient pas d’inconvénient à ce qu’on traite de la même façon les musulmans. À la fin des années 90, il y a eu à nouveau des camps de concentration en Europe, en Bosnie. Mais cette fois c’était des musulmans qui étaient prisonniers. L’islamophobie est devenue un courant nauséabond dans la pensée européenne.
Le Vif.be