Alors que ces dernières années la France a fait l’objet d’une vague d’attentats islamistes sans précédent, Emmanuel Macron s’est attaqué fin 2020 à la lutte contre les séparatismes et notamment contre l’islamisme radical. Pendant que le projet de loi est débattu à l’Assemblée nationale, nous nous sommes penchés sur la charte des imams tant controversée. Depuis la création du CFCM[1] en 2003, plusieurs chartes ont été proposées aux gouvernements successifs, mais aucune n’a trouvé grâce de part et d’autre. Cet échec s’explique en particulier par les divergences au sein des fédérations représentatives de l’islam, dont les cadres sont affiliés à des États étrangers.
La charte des imams proposée fin janvier aux différentes organisations musulmanes, composée de dix articles, ambitionne de restructurer l’orthodoxie musulmane afin de la conformer à la laïcité. L’universalité exige une vision de valeurs communes et partagées à toutes les religions, or, dans le cas présent, il s’agit de formater l’islam au contexte laïque, en imposant aux musulmans une adhésion à des valeurs qui s’opposent à la liberté religieuse. Il n’est plus question ici de principes laïques mais de valeurs laïques. Pourtant, la majorité des musulmans respecte les principes de la laïcité et ne remet pas en cause la liberté de conscience. Les valeurs supposent toujours une rencontre entre un être et une conscience. La foi a quelque chose d’incommunicable. L’objet de la foi et le sentiment de croire ne peuvent s’exprimer par des énoncés édictés dans une charte. Ainsi, l’État essentialise les musulmans, les réduit à un tout au nom d’une minorité agissante contre laquelle il entend lutter, et veut assigner ce tout aux valeurs de la laïcité.
Par ailleurs, cette charte est incohérente quant aux principes contre lesquels l’État entend s’attaquer. L’article 5 énonce que « (…) par des jugements théologiques ou politiques dictés par des théoriciens, idéologues ou des États étrangers » et d’ajouter dans l’article 6 que « Les signataires s’engagent donc à refuser de s’inscrire dans une quelconque démarche faisant la promotion de ce qui est connu sous l’appellation « islam politique ». En effet, depuis des décennies, l’État, d’une part, entretient des relations étroites avec l’ Arabie Saoudite, principal financeur et promoteur du wahhabisme à travers le monde, et d’autre part, impose aux responsables musulmans, de cesser leurs accointances politiques et idéologiques avec des États étrangers dont ils sont pour certains originaires. En outre, l’État fait venir des imams, principalement du Maghreb, qui ont une vision traditionnelle de l’islam afin de satisfaire aux actes et rites du quotidien (mariage, roquia, conversion, enterrement, cours d’arabe, etc.). En plus de l’idéologie wahhabite et salafiste diffuse sur le territoire, ces imams malikites[2] sont les courroies de transmission d’une interprétation rigoriste du texte sacré, notamment sur la question du statut de la femme, dont les conséquences sont son voile et sa claustration. Ainsi, la plupart des acteurs impliqués dans la signature de la charte sont les promoteurs de pays comme l’Algérie, le Maroc et la Turquie, États qui financent l’islam en France. Sur le volet de l’islamisme, en déclin depuis 2011 en raison notamment du contexte terroriste international, ce dernier a été supplanté par un néo-islamisme dicté par le marché. Le discours du marché a en effet réussi à unifier le monde musulman là où l’idéologie politique a échoué, en astreignant les individus à un type de consommation massive qui a eu pour effet d’uniformiser et de normaliser. Le monde musulman n’a pas échappé à la spirale globaliste du libéralisme. En France, une partie grandissante de musulmans se retrouve autour du marché, le référentiel islamique est devenu marchand et identitaire plus que religieux et spirituel.
Cette charte des imams a une visée dictatoriale en ce qu’elle révèle : un État intrusif qui ne se limite plus à ses prérogatives légales, puisque ce texte cherche à contrôler les idéologies dans l’enceinte des lieux de culte. L’expérience historique de la laïcité est posée en normes, et les musulmans qui s’en écarteraient seraient considérés comme déficitaires, dévoyés, et donc à ramener sur la bonne voie. Le fanatisme religieux, le refus de l’apostasie, la place de la femme ou le recours à la violence politique, font des musulmans une menace invisible et effrayante. La loi de 1905 possède une forte valeur idéologique, elle est le produit d’une longue confrontation entre forces cléricales et anticléricales. La laïcité voudrait effacer Dieu des affaires de la cité, et s’imposer comme la religion de la République. L’islam en fait aujourd’hui l’expérience, à l’instar du christianisme, qui, par le passé, était considéré comme l’ennemi de la laïcité. C’est ainsi que cette charte intime aux imams de dire le « vrai », de reformuler le logos au sein des lieux de culte, logos qui serait selon l’État, « anti-laïque » et dans certains cas « anti- France ». La Vérité est trop grande pour être gênée par des calculs politiques ou des contingences historiques. Le fidèle musulman attribue de la dignité à tout ce que l’islam lui présente comme sacré, un ensemble de lois morales, un mode de vie. L’État, avec le droit, veut dompter la conscience, l’intime de chacun. Comment peut- il contrôler une pensée, même si elle dérange ? L’État aspire à créer un islam à son image, sauf que l’islam n’a pas de clergé, de même qu’il n’existe pas de communauté musulmane. Cette charte, si elle est adoptée, aura tout au plus une valeur symbolique car l’imam n’a pas puissance d’autorité auprès des fidèles. Encore que ce rôle s’est considérablement affaibli avec l’avènement d’Internet pour véhiculer la parole de Dieu.
La période anxiogène que nous traversons, due au Covid-19, conduit le croyant à se réfugier davantage dans la foi. Cette dernière est une patience entre deux révélations, une sincérité qui cherche l’unité du moi et du monde en Dieu. La foi est dogmatique parce qu’elle est eschatologique. Saint- Augustin disait que « Dieu ne se révèle qu’eschatologiquement ». La période actuelle est chaotique, elle est annonciatrice selon les textes sacrés d’événements eschatologiques. La fermeture des lieux de culte en raison des restrictions sanitaires liées aux Codid-19 a vu émerger sur Internet des acteurs religieux influents qui avertissent les croyants sur l’imminente Fin des Temps, en les exhortant en particulier à se rapprocher de Dieu, à patienter et à endurer. A l’inverse, le danger d’Internet est de laisser le champ libre à des oiseaux de malheur, imams auto-proclamés ou savants fous, qui diffusent des contenus anxiogènes auprès d’individus fragiles, leur causant ainsi des troubles psychologiques (psychopathie, paranoïa, dépression, schizophrénie, etc.). Pourtant, la charte enjoint les responsables musulmans à contrôler les discours sur Internet, mission quasiment impossible par faute de moyens, dans un environnement où le contrôle reste défaillant pour traquer la fausse information.
Cette charte des imams, même si nous lui reconnaissons quelques points positifs, relève sur certains aspects de l’amateurisme et de l’ignorance sur les questions religieuses et sociologiques relatives aux musulmans. La judiciarisation du culte à travers cette charte ébrèche la liberté religieuse d’une partie des citoyens ostracisée dans la société, tout en n’étant pas du ressort de l’État si l’on s’en tient au cadre de la loi de 1905. Cette intrusion dans la sphère religieuse peut être, à juste titre, perçue comme une posture colonialiste visant à imposer aux musulmans l’adhésion à une sorte de label d’un islam qui serait conforme à la laïcité.Toute réforme de l’interprétation des Textes devrait revenir aux musulmans compétents en la matière, tels que les théologiens et les jurisconsultes. Au lieu de cela, l’État convoque des notables selon un système de cour où chacun veut préserver sa place dans des salons dorés, ignorant ainsi les acteurs locaux qui connaissent le musulman du quotidien. L’État épuise les bonnes volontés et la loyauté des protagonistes de terrain au nom d’un combat et d’un calcul politiques.
Emmanuel Macron, avec cette charte, souhaite donner des gages aux tenants d’un laïcisme intolérant ainsi qu’aux populistes. Elle paraît en effet être rédigée sous l’influence des tenants d’une laïcité extrême qui, durant des années, ont déversé leur haine de l’islam et des musulmans sur les plateaux de télévision. Sur ce dernier point, l’article 9 précise que « Les musulmans de France et les symboles de leur foi sont trop souvent la cible d’actes hostiles. Ces actes sont l’oeuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. »Le ressentiment produit de la frustration et nourrit la radicalisation. Le sentiment du deux poids deux mesures dans la liberté d’expression marginalise et stigmatise les musulmans qui vivent tranquillement leur foi. Par ailleurs, le dispositif sécuritaire mis en place depuis la vague d’attentats de 2015 devrait faire l’objet de décisions objectives, apaisées et concertées, entre les services de sécurité intérieure, afin de considérer efficacement toute menace potentielle contre les intérêts de l’État. Or, ces dernières semaines, la fermeture de lieux de culte ou d’associations, les gardes à vue, les restrictions à la liberté d’expression, en particulier depuis l’attentat contre Samuel Paty en octobre dernier, ont fait parfois l’objet de décisions autoritaires, arbitraires et iniques. Le tourbillon médiatique entraîne l’État à agir irrationnellement face à l’émotion collective. Si cette charte entend lutter contre l’islamisme radical, il est capital de s’interroger au préalable sur la signification de cette expression et sur ce qu’elle englobe. Or, il subsiste une nébuleuse autour de l’islamisme souvent assimilé à tort au communautarisme. Est-on islamiste parce qu’on se rend à la mosquée tous les jours ? Parce qu’on porte un jilbeb ou un kamis ? Parce qu’on critique la laïcité ? Ou parce qu’on vit entre coreligionnaires ?…
Avec cette charte, les valeurs de la laïcité doivent s’imposer à tout prix, comme si l’État menait un combat avec comme corollaire un vainqueur et un vaincu. Le thymos, ou désir de reconnaissance, est le siège de ce que les sociologues appellent « les valeurs », la lutte pour la reconnaissance. Francis Fukuyama[3] nous précise que ce désir de reconnaissance est aussi le siège psychologique de deux passions extrêmement puissantes, la religion et le nationalisme. La laïcité ambitionne de chasser l’islam de la cité, qu’elle ne considère pas comme faisant partie de la République, de le reléguer à la marge, à la périphérie. Une telle initiative alimentera les dissidences idéologiques, laissera le discours entre les mains des intégristes qui joueront sur le ressort de l’exclusion et de la haine, terreaux de la radicalisation. Cette charte nous paraît liberticide et intrusive car elle s’attaque à la liberté fondamentale qu’est la liberté religieuse, et à l’intime entre le fidèle et Dieu. En outre, la charte aggravera davantage les désaccords entre les fédérations musulmanes censées parler d’une même voix. Les débats autour de l’islam devraient être dépassionnés, empreints de bienveillance et de respect mutuel. Cette approche nous libèrerait de la tyrannie du présent, c’est-à-dire de critères et d’attentes imposés par l’État. Par les temps actuels, que ce soit pour la République ou pour les cultes, le besoin de dialogue et d’apaisement est une nécessité, et nous ne sommes pas convaincus que cette charte des imams œuvre dans ce sens.
Fatima Achouri
[1] Conseil Français du Culte Musulman
[2] Malikisme : École juridique de l’islam fondée par l’imam Malik ibn Anas au 8ème siècle présente au Maghreb.
[3] La fin de l’histoire et le dernier homme- Ed. Flammarion- 1992