Docteur en linguistique arabe, dominicain et directeur de l’Institut dominicain d’études orientales au Caire, Jean Druel explique cette affirmation récurrente de la part de musulmans selon laquelle l’islam serait une religion « parfaite ». Il rappelle pourtant combien la définition même de l’islam fait débat entre musulmans et au sein du monde de la recherche.
La Croix : Pourquoi les musulmans n’hésitent-ils pas à qualifier l’islam de « religion parfaite » et à rejeter comme « non musulmanes » toutes ses manifestations moins glorieuses ?
Fr. Jean Druel : La conception qu’ont les musulmans de leur religion est très marquée par une phrase du Coran, tirée de la sourate 5 (al-Māʾida) : « Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion et accompli sur vous mon bienfait. Et j’agrée l’islam comme religion pour vous. »
Aujourd’hui, le discours le plus répandu consiste à affirmer que Dieu lui-même a fait « descendre » l’islam, qu’il en délimite les contours et les formes. L’islam serait une religion pure et parfaite, entièrement divine et qu’il suffit d’appliquer telle quelle, comme un mode d’emploi ou un plan d’architecte, pour résoudre tous les problèmes humains. L’objectif, pour le fidèle, consiste donc à chercher ce qu’est l’islam… et à l’appliquer, une fois qu’il est sûr de lui.
Tout ce que nous avons sous les yeux et que nous considérons, nous, de l’extérieur, comme l’islam « réel » – les pratiques et les discours extrêmement variés selon les courants, les pays, les époques – et que nous essayons d’analyser du point de vue des sciences humaines, n’a aucun intérêt pour beaucoup de musulmans. Tout cela n’est que du bruit, et ne reflète ce qu’est l’islam que de manière partielle ou incomplète. On entend très souvent des musulmans dire, face à un phénomène musulman qui ne leur plaît pas : « Ce n’est pas l’islam. »
Est-ce la raison pour laquelle les conflits sont aussi violents entre musulmans sur le contenu de l’islam ?
Fr. J. D. : Oui, bien sûr, car quand on est convaincu que la religion – telle que Dieu l’a voulue – prescrit ceci et pas cela, on aura plus tendance à vouloir l’imposer. Qu’il s’agisse de Daech, des Frères musulmans, des salafistes ou des musulmans traditionnels, chacun de ces courants essaie de définir ce mode d’emploi. Or s’ils sont tous d’accord pour dire que les cinq piliers – profession de foi, prière quotidienne, aumône, jeûne et pèlerinage à La Mecque – sont l’islam, tout le reste est le fruit de débats très intenses depuis le VIIᵉ siècle.
En clair, chaque courant pense savoir « ce qu’est l’islam », c’est-à-dire ce qu’il y a sur le « mode d’emploi » que Dieu a fait descendre sur le prophète de l’islam et qui garantit au musulman l’accès au paradis. Mais en réalité ils ne sont même pas d’accord entre eux sur l’endroit où il faut chercher ce « mode d’emploi ».
La grande tradition sunnite considère que la feuille de route que Dieu a prévu pour l’humanité reste ouverte. Certes, il y a des « principes intangibles » (thawābit), mais ils doivent en permanence être interprétés et complétés selon les lieux et les époques, par le travail continu des juristes.
Or cette perspective est difficile à supporter pour qui prend à la lettre le verset coranique ci-dessus : si c’est Dieu lui-même qui a « parachevé » l’islam, ce n’est pas aux hommes de le faire. Depuis la fin du XVIIIᵉ siècle, les wahhabites refusent de considérer que la tradition musulmane puisse compléter la révélation. Ils rejettent les développements des écoles juridiques pour se limiter au Coran, à la sīra (la biographie du Prophète) et aux hadiths, les paroles du Prophète transmises par les compagnons. Les « coranistes », apparus plus récemment, sont encore plus radicaux, il sont d’avis qu’il faut se limiter au seul Coran pour y trouver « ce qu’est l’islam ».
Pourquoi ce débat est-il particulièrement virulent aujourd’hui, entre musulmans ?
Fr. Jean Druel : Parce que la modernité a complètement bousculé les autorités musulmanes traditionnelles et parce qu’Internet a rendu possible une plus grande démocratisation du savoir. Pratiquement, chaque musulman se retrouve aujourd’hui confronté à cette question : qu’est-ce que l’islam ? Est-ce que telle ou telle pratique est l’islam ? Est-ce que je fais bien ce qu’il faut ? Est-ce que mon voisin musulman, qui n’a pas la même pratique que moi, est autant musulman que moi ? Dans une société traditionnelle, la question ne se pose pas : tout le monde a plus ou moins une pratique similaire.
What is islam? The importance of Being Islamic est le titre d’un ouvrage publié en 2016 aux États-Unis par Shahab Ahmed, un chercheur pakistano-américain de l’université de Princeton. Il part de ce questionnement sans fin sur ce qui est « musulman » et propose finalement une nouvelle approche qui conduit à considérer comme musulman tout ce qui s’est dit ou produit dans le monde musulman. Évidemment, sa thèse continue à susciter d’intenses débats dans le monde anglo-saxon.
De son côté, le spécialiste de littérature médiévale Thomas Bauer a montré dans un ouvrage, récent lui aussi, (Die Kultur der Ambiguität. Eine andere Geschichte des Islams, Berlin, 2011) que l’islam n’a pas toujours été obsédé par cette recherche de précision univoque, mais s’est développé au contraire dans des sociétés faisant preuve d’une forte « tolérance à l’ambiguïté ».
Quelle conséquence a cette affirmation de l’islam comme religion « parfaite » sur ses rapports avec les autres religions ?
Fr. Jean Druel : Dans une vision classique, les religions des chrétiens, des juifs, des zoroastriens mais aussi les courants musulmans considérés comme hétérodoxes sont perçus comme des expressions ou manifestations religieuses déformées, temporaires, en quête de la « vraie » religion qu’est l’islam. Certains penseurs musulmans considèrent qu’elles font partie d’une pédagogie divine progressive. D’autres au contraire pensent en terme d’échecs des révélations antérieures, et voient l’islam comme la correction de ces erreurs.
Mais – et c’est ce que nous montrons dans le numéro 33 (2018) du Midéo, la revue de l’Idéo -, dans la longue histoire de la tradition musulmane, d’autres courants ou penseurs ont essayé d’envisager les autres religions dans leur authenticité, selon le principe que Dieu envoie un prophète à chaque peuple. La diversité religieuse serait en ce sens voulue par Dieu lui-même.
La Croix