Une projection d’estampes multicolores accueille les visiteurs. Navires et trains symbolisent la modernisation à marche forcée du Japon, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après avoir vécu dans une bulle entre 1641 et 1853, le pays du Soleil levant s’ouvre aux commerçants et voyageurs occidentaux. « Ceux-ci découvrent une fraîcheur, une virginité du Japon », confie Jérôme Ducor, conservateur du département Asie au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) et co-commissaire de l’exposition Le bouddhisme de Madame Butterfly. Le japonisme bouddhique, aux côtés de Christian Delécraz. La fin de l’époque Edo (vers 1600-1868) inaugure une période où les Européens sont fascinés par le Japon, notamment dans le domaine des beaux-arts. Ce mouvement artistique, appelé japonisme, influença notamment les impressionnistes.
Cet attrait pour le pays du Soleil levant concerne aussi l’art bouddhique : « À l’époque, le style saint-sulpicien dominait l’art chrétien : des Jésus aux grands yeux bleus, des scènes de crucifixions plus réalistes qu’auparavant. À côté, les Bouddhas présentent des visages sereins, paisibles et apaisants », explique Jérôme Ducor. La richesse des temples émerveille : en témoignent les portes de l’un des mausolées des shoguns (généralissimes) de la dynastie Tokugawa de Tokyo, ramenées par le diplomate et archéologue allemand Heinrich Van Siebold. En leur milieu, un temple domestique. Entourant l’ensemble, trois cloches sauvées de la fonte rappellent la campagne shinto contre le bouddhisme : « Privés de revenus, les temples ont dû brader leurs biens », explique le commissaire de l’exposition.
Un bouddhisme enrichi
Mais l’intérêt pour le bouddhisme dépasse l’aspect esthétique. « On peut dire que c’est au Japon que l’Europe découvre le bouddhisme tout court. En Chine, il s’était mélangé au taoïsme, au confucianisme et à l’écriture chinoise. Les bouddhistes tibétains vivaient isolés. Le Japon, du fait de son indépendance, avait conservé une tradition très vivante. » Malgré leur isolement, les bouddhistes japonais « ne perçoivent pas leur éloignement du berceau indien comme un appauvrissement, mais comme un enrichissement », à travers l’apport de nombreux maîtres chinois, coréens et japonais.
Résultat : le Japon compte une douzaine d’écoles bouddhiques. Les écoles les plus anciennes perpétuent les doctrines universalistes du « Grand Véhicule » indien (médianisme du Madhyamika et idéalisme du Yogacara). Suivent ses développements chinois : fusionnisme du Kegon, éclectisme du Tendai et ésotérisme du Shingon. Les courants les plus spécifiques du Japon se sont développés au XIIIe siècle : l’école de la Terre pure, l’école véritable de la Terre pure, l’école de la dernière heure, l’école du Lotus de la Loi, et deux écoles zen venues de Chine : le Rinzai et le Soto. Pour appréhender la doctrine, les amateurs occidentaux disposent alors de manuels rédigés par des bonzes que leurs temples envoyaient en Europe pour étudier le sanscrit et l’organisation des Églises chrétiennes.
Outre la doctrine, il fallait aussi comprendre l’impressionnant panthéon bouddhique japonais. Comment les collectionneurs ont-ils fait pour s’y retrouver parmi les centaines de personnages et divinités ? Grâce à l’Encyclopédie illustrée des images bouddhiques de l’époque d’Edo, traduite en allemand par Johann Joseph Hoffmann, les Occidentaux pouvaient distinguer les Bouddhas, ayant atteint l’Éveil, des bodhisattvas, qui retardent volontairement ce moment. Une comparaison d’autant plus difficile que certains Bouddhas sont représentés sous des traits japonais, loin des canons indiens. À ces personnages s’ajoutent les rois de science, incarnations de formules de l’ésotérisme. Les Manifestations provisoires, comme le Sambo-Kojin, sont récupérées du shinto pour la plupart. Sans oublier, bien sûr, les dieux et déesses hindous reconvertis en protecteurs du bouddhisme. Parmi eux, le dieu gardien de l’ouest Virupaksha, et le dieu gardien du sud Virudhaka, tous deux issus des collections du MEG.
L’aventure d’Émile Guimet
L’industriel Émile Guimet (1836-1918), le « collectionneur de panthéons », s’est servi de cette classification dans sa quête de patrimoine immatériel. Son idée est de créer un musée des religions de l’Égypte, de l’Antiquité classique et des pays d’Asie. D’abord à Lyon, en 1879, avant de déménager à Paris dès 1889. « Au Japon, Émile Guimet a mené ses recherches auprès des représentants du shinto et de six écoles bouddhiques. Ce travail partait d’une bonne intention : il s’agissait de montrer quelles étaient les valeurs sociales partagées par toutes les religions du monde. Mais son regard était ethnocentrique. Les questionnaires soumis aux religieux portaient sur la Création, les miracles, la grâce… », explique Jérôme Ducor.
Son voyage n’est cependant pas sans mérite. Guimet ramène des statues de l’ensemble du panthéon bouddhique japonais, les livres originaux les expliquant, et une quarantaine de toiles. Car, plutôt que d’un photographe, le collectionneur est accompagné par le peintre Félix Régamey. Plusieurs tableaux issus de la collection privée de Guimet, ont été restaurés à l’occasion de l’exposition. Une conférence religieuse tenue dans le temple zen Kenninji, une cérémonie de tonsure au Higashi-Honganji, des portraits de patriarches comme Myonyo Shonin… Les scènes illustrées ouvrent une fenêtre sur l’univers bouddhiste japonais.
« Un musée qui pense et qui parle »
Guimet ne se contente pas de montrer. L’industriel souhaite créer un « musée vivant qui pense et qui parle ». La liturgie du Hoonko, le 21 février 1891, s’inscrit dans cette logique. Cette cérémonie bouddhique prend place dans la rotonde du musée Guimet, à Paris. Pour l’exposition, le Musée ethnographique de Genève a reconstitué l’ambiance visuelle. Les colonnes de la rotonde parisienne sont projetées dans un espace circulaire. Au centre, le mobilier d’origine : un autel bouddhique domestique, une chapelle abritant la statue du fondateur Shinran, des instruments de percussions nécessaires aux officiants, et les deux brocarts portés par ces derniers le jour de la liturgie.
Destinée à un public occidental, la cérémonie a pour particularité de mélanger les traditions pour témoigner de la transmission du bouddhisme depuis ses origines jusqu’au Japon. Tradition theravada, pour commencer, avec les Préceptes communs aux Sept Bouddhas du passé, récités en pali. Suivent les Stances d’invitation à tous les Bouddhas, avec offrandes de fleurs, en sino-japonais. Du sanscrit ensuite, avec le Sûtra de l’agencement de la terre pure Bienheureuse. Enfin, deux hymnes de Shinran, en japonais. En 1891, l’écho de cette cérémonie est tel que 140 articles de presse sont publiés les jours suivants.
À cette apogée succède le déclin. Au début du XXe siècle, l’Europe se désintéresse du bouddhisme nippon et redécouvre l’hindouisme. Un crépuscule que symbolise l’opéra de Puccini Madame Butterfly, consacré dans la cinquième section de l’exposition. Créé en 1904, il marque le glas du japonisme. Le personnage principal n’est autre qu’une jeune Japonaise trop naïve dans son amour pour un officier étranger de passage. Le bouddhisme y est dorénavant présenté sous un mauvais jour. L’oncle bonze de la jeune femme la maudit parce qu’elle s’est convertie au christianisme par amour.
Néanmoins, le Japon sera peu à peu redécouvert dans la seconde moitié du XXe siècle, ainsi que le dévoile la dernière section. L’ethnologue André Leroi-Gourhan, le professeur de civilisation japonaise Bernard Frank et l’écrivain et photographe Nicolas Bouvier ont, par leurs voyages, joué le rôle de passeurs de cultures. Sans compter le prêtre Jean Éracle, conservateur du département Asie du MEG de 1970 à 1993. Ce chanoine régulier de Saint-Augustin, à l’abbaye de Saint-Maurice, suivit un itinéraire mystique particulier, pour finalement se convertir à une tradition du bouddhisme japonais, devenant religieux de l’école véritable de la Terre pure. Sous le nom de Shaku Joan, il fonda un temple à Genève.
Le Monde des Religions