Instrumentalisée par certains, la question de l’indemnisation des Juifs orientaux chassés d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient ravive de vieux contentieux. Pas seulement avec le monde arabe.
Réfugiés juifs marocains dans les années 50.
La fuite émane du New York Times, qui, fin janvier, se faisait l’écho d’un échange à huis clos entre le négociateur Martin Indyk et des représentants des communautés juives américaines. Selon l’un des participants, l’émissaire de John Kerry au Proche-Orient aurait confié que l’accord-cadre en préparation comporte une clause compensatoire pour les Juifs chassés du monde arabe dans les années suivant la création de l’État d’Israël. « Il s’agit d’un processus en cours et aucune décision n’a encore été prise. À aucun moment l’ambassadeur Indyk n’a fait de prédiction sur le contenu final de l’accord », a indiqué Jen Psaki, porte-parole du département d’État.
Il n’empêche. Cette information relance un vieux contentieux aux allures de plaie ouverte pour de nombreux Juifs d’origine séfarade. En 1948, ils étaient quelque 900 000 à vivre en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Trois ans plus tard, 260 000 avaient rejoint Israël, le plus souvent sous la contrainte. Cet exode s’accentua avec les guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973, qui sonneront le glas de la présence juive, parfois millénaire, dans la majorité des pays arabes. Si l’idéal sioniste a poussé certains Juifs du Maghreb à s’installer en Israël dès les années 1920, d’autres facteurs ont entraîné leur migration de masse, en particulier la montée du nationalisme arabe, qui aboutit, lors de la décolonisation, à la restauration, dans certains pays, de la dhimma, le régime juridique auquel sont soumis en terre d’islam les non-musulmans. En outre, entre 1947 et 1948, de grands pogroms antisémites eurent lieu en Égypte, en Syrie ou en Libye. D’autres furent antérieurs à la création d’Israël, à l’instar du Farhoud (« violente dépossession ») de Bagdad, en juin 1941.
Cette situation et les besoins démographiques du jeune État hébreu poussèrent les organisations sionistes à provoquer l’émigration de certaines communautés juives d’Afrique du Nord. Dès 1949, l’Agence juive mit en place des réseaux clandestins à Tripoli et à Benghazi. Trois ans plus tard, 90 % des 36 000 Juifs libyens avaient rejoint par bateau la Terre promise. Au Maroc, le Mossad organisa l’exfiltration des Juifs de Casablanca et de Tanger. Entre 1961 et 1964, l’opération Yachin permit ainsi d’acheminer 18 000 d’entre eux via l’Europe. Dans les faits, cette aliya provoquée attira surtout les couches populaires. En Tunisie et en Algérie, l’élite intellectuelle et francisée préféra s’exiler à Paris ou à Marseille. « La vérité est que de nombreux Juifs du monde arabe ont quitté leur pays de leur plein gré et ne sont pas des réfugiés », reconnaît le professeur Yehouda Shenhav, de l’université de Tel-Aviv, qui n’oublie pas que les séfarades ont été victimes de racisme à leur arrivée en Israël. « Les comparer aujourd’hui aux Palestiniens, c’est une nouvelle façon de les oppresser. Non seulement ils ont été mal reçus en Israël, mais voilà que leur sort est instrumentalisé alors qu’ils n’ont rien demandé à personne », conclut-il.
4,4 milliards de dollars perdus pour lesPalestiniens, 6,7 pour les communautés juives du monde arabe
Car l’appellation « réfugiés juifs des pays arabes et musulmans » permet aux autorités d’établir un parallèle avec les Palestiniens chassés ou partis de leurs terres (700 000 en 1948), dont le statut de réfugiés est reconnu, contrairement aux populations juives victimes des mêmes conflits. D’après plusieurs rapports de l’ONU, dont celui émis par la Commission de conciliation pour la Palestine dès 1949, les pertes de biens palestiniens, disparus ou confisqués, se chiffreraient à 4,4 milliards de dollars, contre 6,7 milliards de dollars pour les communautés juives du monde arabe, selon une récente étude du Centre des affaires publiques et de l’État (Cape), de Jérusalem. À maintes reprises, la « Nakba juive » a ainsi servi de prétexte à Tel-Aviv pour refuser toute compensation aux réfugiés palestiniens. Lors des négociations de Camp David, en 2000, le président américain Bill Clinton avait suggéré la mise en place d’un fonds international pour les Israéliens ayant dû fuir le monde arabe. En 2008, le Congrès adoptait la résolution 185 aux termes de laquelle les États-Unis reconnaissaient que toutes les victimes du conflit israélo-arabe devaient être traitées équitablement.
Placer sur le même plan réfugiés juifs et palestiniens
Forts de ces acquis, les partisans des réparations accentuent leurs pressions. Un premier tournant a lieu le 22 février 2010, quand la Knesset approuve une loi conditionnant tout accord de paix à l’indemnisation des réfugiés juifs : « L’État d’Israël ne signera ni directement ni par procuration aucun traité avec un pays ou une autorité au sujet d’un règlement politique au Moyen-Orient sans que ne soient garantis les droits des réfugiés juifs des pays arabes en vertu du traité des réfugiés de l’ONU. » En 2012, un rapport du ministère israélien des Affaires étrangères est encore plus explicite : « Cette question vise à contrer le droit au retour des Palestiniens […]. Ce droit auquel nombre de réfugiés [palestiniens] prétendent ne pourra être accordé que sous la condition qu’ils retournent uniquement à l’intérieur des frontières du futur État palestinien. »
Ces derniers mois, sur fond de pourparlers menés sous les auspices de John Kerry, plusieurs députés israéliens ont ouvertement accusé la ministre de la Justice, Tzipi Livni, chargée du processus de paix, de ne pas placer sur le même plan réfugiés juifs et palestiniens. « Il est regrettable que nos diplomates peinent à se montrer clairs et précis sur cette question », a déclaré Nissim Zeev, du parti ultraorthodoxe Shass, d’obédience séfarade. En coulisses, Livni semble craindre que ce dossier ne soit à double tranchant pour Israël. Car il pourrait, selon elle, pousser les Palestiniens à exiger à leur tour des compensations pour l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza depuis 1967. Mais le problème ne relève pas seulement de considérations politiques. Début février, le contrôleur de l’État, Joseph Shapira, s’étonnait du peu d’actions entreprises par le ministère des Retraites pour recenser les futurs candidats à un dédommagement. Sur les 860 000 réfugiés juifs du monde arabe que revendique Israël, 130 seulement avaient rempli un dossier, tandis que les 14 000 autres demandes adressées au ministère de la Justice n’avaient toujours pas été traitées.