Arabie saoudite : Mohammed ben Salman veut « régler ses comptes avec la partie politisée du clergé »

Le fils du roi Salman, âgé de 32 ans, a promis un véritable aggiornamento du wahhabisme saoudien. Politologue expert de l’islam politique et professeur associé à Sciences Po Paris, Stéphane Lacroix revient pour Jeune Afrique sur la portée réelle et les conséquences de ce tournant annoncé.

« Nous retournons à ce que nous étions avant, un pays à l’islam modéré, ouvert à toutes les religions et au monde », déclarait le 24 octobre 2017 le jeune prince héritier mais véritable maître du royaume d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane fils du roi Salman, alias « MbS ». Une révolution, semble-t-il, au pays si souvent accusé d’exporter sa version rigide de l’islam, le wahhabisme, aux quatre coins du monde et dont l’écrivain algérien Kamel Daoud a pu écrire qu’il était « un Daesh qui a réussi ».

 

Dans son projet de modernisation du pays et de légitimation personnelle, le prince Mohammed n’y va pas, lui, par quatre chemins, comme l’a prouvé la spectaculaire arrestation de dizaines de princes et décideurs économiques accusés de corruption, en novembre.

Deux mois auparavant, le clergé wahhabite, lié à la dynastie Saoud par un pacte remontant au XVIIIe siècle, avait aussi reçu un coup de semonce, avec l’arrestation d’une dizaine de religieux jugés trop hostiles au pouvoir.

Quelle est la portée, et quelles pourraient être les conséquences de cet aggiornamento annoncé du wahhabisme saoudien ? Politologue expert de l’islam politique et professeur associé à Sciences Po Paris, Stéphane Lacroix explique le sens de cette initiative.

Jeune Afrique : Comment avez-vous reçu cette annonce de modération du wahhabisme ?

Stéphane Lacroix : Je lis la déclaration d’octobre de MbS comme un règlement de compte, non pas avec le clergé dans sa totalité, mais avec les islamistes, c’est-à-dire la partie politisée du clergé, notamment le mouvement de la Sahwa [mouvement islamiste hybride entre wahhabisme et Frères musulmans], à laquelle on fait porter le chapeau du conservatisme.

Le prince cherche ainsi à justifier la répression, qui était déjà enclenchée au moment où il a fait cette déclaration. Il prend par ailleurs la date de 1979, année de la révolution iranienne qui marque la montée de l’islam politique dans la région, pour point de départ de la prise de contrôle supposée du pays par les radicaux, comme si le conservatisme n’avait pas existé auparavant en Arabie saoudite. Il laisse ainsi entendre que ces idées sont venues de l’extérieur, pointant l’idéologie des Frères musulmans et des autres mouvements extérieurs à l’Arabie saoudite comme facteurs d’une « radicalisation » de l’islam saoudien.

Le retour à un « islam local modéré », n’est-ce pas le discours que l’on entend dans beaucoup de capitales arabes ?

Il fait exactement ce que font tous les pouvoirs arabes en ce moment, en développant un nouveau discours islamique de la « modération » qui essaie de redéfinir l’islam en termes nationaux, un discours inédit en Arabie saoudite.

 

Plus étonnant, il dénonce des dénaturations étrangères, alors que c’est plutôt l’Arabie saoudite qui est partout accusée, au Moyen-Orient – à tort ou à raison -, d’avoir dénaturé les traditions locales. Ce faisant, il exonère les oulémas officiels qui sont présentés comme des modérés dont la doctrine aurait été dévoyée. Il veut éviter de se les mettre à dos tout en parvenant à les faire plier sur un certain nombre de choses qui constituent en réalité une remise en cause fondamentale du pacte originel.

En termes simplifiés, ce pacte confiait aux princes le contrôle du politique et aux oulémas la charge de définir de la vie en société, chacun respectant le domaine réservé de l’autre.

Or depuis 2015, ce modus vivendi est remis en cause. En 2016 MbS retire à la police religieuse le droit de procéder à des arrestations. Il coupe ainsi le bras du clergé et lui retire la possibilité de faire appliquer ses normes. Avec les décisions de 2017 – permission données aux femmes de conduire, possibilité d’ouverture de salles de spectacles – il s’arroge le droit de dicter la norme sociale, ce qui relevait de l’autorité cléricale.

S’agit-il d’une rupture de ce pacte originel ?

Il y a en tout cas clairement la volonté de le redéfinir. MbS a besoin d’un islam officiel semblable à ce que l’on peut voir en Égypte ou ailleurs, où le rôle des oulémas se réduit à légitimer les décisions du politique sans l’autorité propre qu’ils avaient jusque-là en Arabie saoudite. L’idée n’est pas de briser l’alliance, mais de redéfinir ses termes pour finir de mettre les oulémas sous tutelle.

 

Il s’agit donc d’une réforme très politique…

En effet. Il y a eu une accélération radicale du processus de construction étatique et nationale depuis 2015 sur un modèle absolutiste. Pour MbS, il n’y a d’État qu’absolutiste quand l’Arabie saoudite était en quelque sorte une survivance d’un modèle d’État autoritaire prémoderne, avec une gouvernance consensuelle, horizontale.

Son idée est de transformer l’Arabie saoudite en un État arabe autoritaire comme les autres, avec sa verticale du pouvoir. Cette opération assez brutale implique de redéfinir complètement le rapport entre le politique et le religieux.

 

Une telle redéfinition est-elle compatible avec l’« ADN » du wahhabisme ?

Toutes les traditions religieuses évoluent et les textes peuvent être lus de différentes manières. Quand le chef de la Ligue islamique mondiale vient à Paris dire que, si l’Arabie saoudite a un problème avec l’Iran, elle n’a pas de problème avec les chiites, frères en islam, il est très loin de la base doctrinale wahhabite qui stigmatise les chiites.

Mais pour peu que le pouvoir s’en donne les moyens, la tradition peut être réécrite comme peut être réécrite l’histoire. Quel consensus cette opération arrivera-t-il à obtenir ? Il y aura bien sûr des franges qui considéreront qu’il s’agit là d’une trahison, d’une dénaturation.

Les religieux, gardiens de la doctrine wahhabite, peuvent-ils laisser faire ?

Dans une certaine mesure, car les oulémas wahhabites officiels ont profondément intériorisé quelque chose de propre au sunnisme, qui est l’obéissance au prince. Le clergé officiel n’est pas habitué à critiquer et, dans cette histoire, les vrais ennemis du trône sont les oulémas politisés comme ceux qui se sont fait arrêter en septembre 2017.

Certains d’entre eux étaient dans une rhétorique de démocratisation après les Printemps arabes, quand d’autres avaient un discours opposé, franchement conservateur.

La question est maintenant de savoir à quel point MbS va réussir à promouvoir des clercs qui ne se contentent pas de se taire, mais qui participent activement à l’opération et donnent une légitimation religieuse active aux décisions du pouvoir. Dans le pire des cas, les oulémas officiels resteront silencieux.

S’agit-il d’un plan de communication, ou d’un plan de réforme sincère ?

Je ne doute pas que son projet de réforme du système saoudien soit sincère. Plus trivialement, il contribue à sa montée en puissance.Ce sont les deux faces de la même médaille, d’un côté la construction de son pouvoir avec un ultra-autoritarisme inédit en Arabie et de l’autre un projet, réel et dont il est convaincu, de restructuration économique, social et étatique du pays.

 

Jeune Afrique

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

Nos services s'adressent aux organisations publiques ( Loi de 1905) et aux organisations privées.

Articles recommandés