Après trois ans de tumultes en tout genre qui ont éprouvé autant les corps que les esprits, les musulmans de France ont entamé le 23 mars dernier un mois de jeûne sous tension. En pleine crise économique, avec une inflation inédite sur les produits de consommation courante, ils seront nombreux à regarder par deux fois leur porte-monnaie avant de se lancer dans certains achats. La viande notamment dont le prix a flambé sera probablement un aliment moins présent sur les tables habituellement garnies. Une nouveauté, surtout pour les classes moyennes adeptes de l’islam de marché, peu habituées à se restreindre. Avec une alimentation plus chère, ce mois de jeûne sera-t-il l’opportunité d’un recentrage plus spirituel ? Rien n’est moins sûr. Le marché est toujours là pour combler la vacuité spirituelle d’une majorité de musulmans et s’est déjà emparé de leurs besoins et habitudes de consommation. L’affirmation fréquente précisant que l’alimentation occupe une place centrale durant le mois de Ramadan est, une fois encore, corroborée par la multitude de produits « Spécial Ramadan ». Les rayons estampillés « halal » sont pleins et n’attendent plus que les consommateurs labellisés « halal ».
Comme tous les ans aussi, les mosquées seront bondées à l’heure des Tarawih, prières collectives consacrées à la lecture du Coran revêtant une dimension importante de par son caractère socialisateur, mais qui contrastent paradoxalement avec les motivations diverses des fidèles. La conscience communautaire dans sa dimension locale est perceptible parmi les populations de banlieues ou de zones dites « communautaires » où la pression sociale exercée par les coreligionnaires est plus forte. Ainsi, il est bien vu de se montrer à la mosquée au milieu d’autres fidèles, afin de s’offrir une parenthèse censée être religieuse après une journée parfois difficile. « Censée » car durant ce mois, comme le reste de l’année d’ailleurs, la forme et l’apparence prennent le pas sur l’esprit d’adoration, l’ardeur du sentiment, la sincérité et la spontanéité. Au cours du Tarawih, on écoute souvent distraitement l’imam qui vante les mérites du Ramadan, tout en valorisant sa dimension solidaire surtout envers les plus démunis. De nombreux fidèles, sous la direction de l’imam, viennent expier leurs péchés afin de « remettre à zéro » leur propre balance. L’imam joue sur le registre de la peur et de la culpabilité et invite tout un chacun à revenir sur les pas du prophète Mohammed. Il insiste aussi sur le registre émotionnel, sur un ton apologétique et moralisateur, s’articulant sur un système double de gratification-sanction où il s’agirait d’accumuler les bienfaits comme des points, réduisant la vie spirituelle de ce mois béni à une course effrénée aux hassanat[1], des bonnes actions qui viendraient s’ajouter à la balance des crédits au profit de notre salut éternel. Bien entendu, tous les bons points accumulés durant le Ramadan assureraient au fidèle l’accès direct au Paradis.
Mais, tout ce beau cérémonial est perturbé cette année encore par un adversaire de taille : les réseaux sociaux. La prière collective du soir, surtout au sein des grandes mosquées, est devenue le théâtre d’une cacophonie sans nom. Les bavardages en particulier côté femmes, les cris d’enfants, les sonneries de portable mais plus grave encore, les personnes qui se publient dans des stories TikTok ou Snapchat, rompent avec la solennité du moment tout en perturbant le recueillement des fidèles. Des femmes voilées importent au sein du lieu de culte les réseaux sociaux, en particulier TiKtok, qu’elles utilisent en permanence au quotidien, et s’affichent sans vergogne et futilement au cœur de la mosquée. Pratique étonnante pour une catégorie d’individus qui vante en permanence les mérites de la pudeur à travers le voile. Une pollution sonore et visuelle pour les autres fidèles, qui résume, un tant soit peu, l’état de délabrement dans laquelle se trouve la communauté musulmane en raison notamment de l’usage intempestif du smartphone. Ajoutons également que, pour de nombreuses personnes, se rendre à la mosquée le soir est avant tout motivé par le fait de se retrouver entre copains autour d’un repas offert, mais aussi celle d’une quête de ce qu’elles qualifient un « halal », c’est-à-dire de rencontrer un homme ou une femme en vue de nouer une relation amoureuse. Nous voyons ici que la motivation religieuse est cantonnée au second plan, la prière du soir étant assimilée davantage à un moment de festivité qu’à un temps de recueillement.
Cette duperie est symptomatique de la sécularisation d’un côté, et du marché de l’autre, qui ont éloigné le musulman des préceptes de l’islam et d’un de ses cinq piliers, le Ramadan, réduit à une simple dimension de privations. Une situation liée également à celle d’un néo musulman au XXIème siècle, asservi au matérialisme et esclave de ses instincts primaires, mais qui se représente malgré tout en « bon » musulman durant le Ramadan. Très peu de voix au sein de la communauté musulmane, ici ou ailleurs, s’élèvent pour dénoncer l’hypocrisie ambiante autour du mois de jeûne, de fidèles qui se considèrent comme la meilleure des communautés parmi les monothéismes, mais où la sacralité d’un lieu de culte n’est même plus respectée, sans compter les comportements déviants la journée et après la rupture du jeûne. Les musulmans expérimentent une crise de la cohérence et, pire encore, une crise du langage où la schizophrénie est prégnante. Des individus malades de leur incohérence et de leur fausse soumission à Dieu. D’un côté, des fidèles qui veulent conserver toutes les traditions et les coutumes ancestrales, enracinés à l’islam des origines et, de l’autre, ceux qui nient toutes les valeurs de l’islam, prétendent les abandonner et vivent selon les valeurs occidentales. Dans ce fossé, un syncrétisme mêlant tradition et modernité d’une masse protéiforme de musulmans qui ignore les principes de l’islam mais qui croit les appliquer. Fait aggravant, celui d’une jeunesse dont l’initiation ne se passe plus que sur Internet, objet de toutes les perditions, espace qui constitue en soi une contre-initiation. Sur Internet, le musulman se retrouve en effet dans un cybermonde où la parole de Dieu est libérée en dehors des structures classiques. C’est le lieu de l’autodidactisme qui représente un danger surtout pour les jeunes et les plus vulnérables. Des individus rivés en permanence sur leur portable qui butinent et consomment des informations tous azimuts, et pire encore, qui n’ont jamais ouvert un Coran ! Nous le voyons au quotidien à travers la sémantique, les comportements névrosés éloignés de Dieu et sans aucun discernement, qui prouvent que l’œuvre du Diable a fait son chemin.
Saint-Augustin divisait le genre humain en deux ordres, l’un constitué de ceux qui vivent selon l’homme, et l’autre de ceux qui vivent selon Dieu. Le premier ordre semble dominer au sein de la communauté musulmane, où chacun acquiesce de vivre au sein d’une société qui ne cesse d’atteindre à la dignité de l’homme. Où la compassion pour l’autre qui souffre, proche ou lointain, est occultée par une majorité de croyants. L’islam est pourtant fortement inspiré de l’idée de liberté où la responsabilité de l’homme et la justice de Dieu présupposent le libre arbitre humain. C’est dans ce creux que se bâtissent les tragédies que nous connaissons aujourd’hui, avec un État de plus en plus autoritaire qui lèse les plus fragiles d’entre nous. Il en va de la responsabilité des grandes religions et de leurs représentants, en cette période sombre, de rappeler l’opportunité pour chacun de renouer avec sa spiritualité intérieure. La tâche est certes ardue dans cet entre-deux où le virtuel et le réel s’entrechoquent violemment, mais elle est plus que nécessaire en ces temps chaotiques. La fin de cycle que nous expérimentons devrait être l’opportunité d’un aggiornamento qui nous élèvera vers la Lumière afin de nous extirper des affres terrestres qui risquent bien de devenir la norme si nous ne réagissons pas.
Fatima Achouri
[1] Hassanat (pluriel de hassana) : bonnes actions