« En Inde, les jésuites restent les religieux les plus nombreux »

Dans le cadre du colloque sur « les jésuites aujourd’hui », organisé les 10 et 11 octobre au Centre Sèvres à Paris, le P. Michael Amaladoss, directeur de l’Institut de dialogue interreligieux à Chennai-Madras, décrit les enjeux et les défis que la Compagnie doit relever en Inde

 

La Croix : Combien de jésuites compte-t-on aujourd’hui en Inde ? 14.10.09 amaladoss

P. Michael Amaladoss : Près de 4 000 jésuites, répartis dans 18 provinces. La plupart de ces provinces ont été marquées par les missionnaires qui les ont fondées. Ainsi, la province de Madurai, qui correspond à l’État du Tamil Nadu, reste imprégnée par la présence française : au total 475 jésuites missionnaires français y sont venus depuis le rétablissement de la Compagnie en 1814 – le P. Pierre Ceyrac étant le dernier.

– Quelles étaient les spécificités des jésuites français ?

P. M. A. : Dans la province de Madurai, ils ont beaucoup bâti ; par exemple, le grand collège de Tiruchirappalli, ou Trichy, a été construit dès 1844. Aujourd’hui, on y compte dix lycées, dix collèges, cinq centres sociaux, seize paroisses, un centre de dialogue interreligieux et de recherche, un ashram, trois centres spirituels pour des retraites, une maison d’édition, un centre de théologie, deux maisons nationales de formation… En moins de 150 ans, ce vaste diocèse initial de Madurai (qui correspond toujours la province jésuite de Madurai) a été divisé en six diocèses…

– Comment expliquer ce si grand nombre de jésuites indiens ?

P. M. A. : Parce que la Compagnie a beaucoup investi dans l’éducation et la formation des jeunes, grâce aux jésuites européens et nord-américains. Puis à partir de 1950, quand les missionnaires étrangers ont été interdits en Inde, il y a eu une politique vocationnelle pour recruter des jeunes, surtout dans le sud. Aujourd’hui, un jésuite sur cinq dans le monde est indien !

– Un Indien sera-t-il un jour élu supérieur général de la Compagnie ?

P. M. A. : Les trois derniers supérieurs généraux étaient des Européens, mais ils ont tous été formés par la mission : Pedro Aruppe et Adolfo Nicolas au Japon, Peter-Hans Kolvenbach au Liban. Ce n’est donc pas tant le fait qu’un supérieur général soit Indien qui compte, mais le fait que celui-ci ait été missionnaire ailleurs.

– Quels sont les principaux engagements des jésuites en Inde ?

P. M. A. : Nos priorités s’organisent autour de trois axes, tels qu’ils ont été définis pour la Compagnie lors des derniers chapitres généraux : les pauvres, la culture et le dialogue interreligieux. L’option préférentielle pour les pauvres et la promotion de la justice mobilisent un grand nombre de jésuites indiens, très investis auprès des « dalits » (les hors-caste ou intouchables) et des « tribals » (les ethnies minoritaires, généralement opprimées). Depuis plusieurs décennies déjà, on essaye d’agir sur les structures qui fabriquent la pauvreté et l’exclusion sociale, par le biais de collèges et lycées pour l’éducation, de centres sociaux pour la conscientisation et l’émancipation… Et ce, pour aider dalits et tribals à agir sur leurs conditions sociales, économiques et politiques – ce que l’on appelle en anglais l’« empowerment ».

– Est-ce une forme de théologie de la libération ?

P. M. A. : Oui, à l’indienne ! Dans la province de Madurai, où l’on compte une large proportion de dalits chrétiens, ce travail d’« empowerment » leur permet d’être bien organisés et représentés politiquement. En revanche, nous n’avons pas réussi à combattre le système des castes : la société indienne reste assez féodale avec beaucoup de corruption et d’abus de pouvoir. Même au sein de l’Église, le système des castes se perpétue, avec des paroisses ou des cimetières où les dalits ne sont pas admis. Toujours dans la province de Madurai, la Compagnie s’investit aussi auprès des réfugiés tamouls qui ont fui le Sri Lanka pendant les années de guerre civile et qui restent souvent pauvres et opprimés.

– Et en ce qui concerne la culture ?

P. M. A. : L’inculturation reste un défi essentiel. Après le Concile, diverses tentatives ont été menées pour inculturer la liturgie, notamment à Bengalore dans le cadre du Centre national biblique, catéchétique et liturgique. Mais ces tentatives n’ont pas essaimé et la liturgie en Inde reste très romaine. Toutefois, à côté de la liturgie officielle, il existe toute une religiosité populaire, avec des dévotions à la Vierge Marie ou à des saints, des pèlerinages, des fêtes religieuses… La stratégie missionnaire, depuis quelques décennies, est d’accompagner et de canaliser cette religiosité populaire afin d’aider les populations à mûrir dans leur foi. Pour cela, on s’appuie beaucoup sur la théologie contextuelle (à partir de la vie concrète des gens), dans laquelle de nombreux jésuites indiens s’investissent. En Inde comme ailleurs, nous essayons de faire face à la mondialisation et à la postmodernité qui, à travers les médias et les réseaux sociaux, plongent les jeunes dans un relativisme superficiel et individualiste.

– Et en ce qui concerne le dialogue interreligieux ?

P. M. A. : Il se vit à divers niveaux, tant concret, qu’intellectuel ou spirituel. Sur le plan concret, nous collaborons avec des associations hindous et musulmanes pour promouvoir la justice sociale et les droits de l’homme. Mais ces collaborations sont parfois freinées, notamment dans les États où le BJP (parti nationaliste hindou) est au pouvoir. D’où une certaine crainte, depuis mai dernier avec l’élection du nationaliste hindou Modi à la tête de l’État, que des groupes fondamentalistes hindous se sentent soutenus pour commettre à nouveau des violences antichrétiennes.

– Le recrutement de jeunes se maintient-il ?

P. M. A. : En Inde aussi les vocations commencent à diminuer. Les familles nombreuses se faisant rares désormais, il n’y a pas assez d’enfants pour donner des vocations ! Nous recrutons environ cent novices par an, venant essentiellement du centre (Bihar, Andra Pradesh…) et du Sud (Kerala, Tamil Nadu, Karnataka…) et appartenant aux castes pauvres et aux classes moyennes. Mais même si nos effectifs diminuent un peu, la Compagnie restera une force importante dans l’Église et dans la société indienne à cause de ses nombreuses structures éducatives : à travers toute l’Inde, on compte 20 grandes universités jésuites (dont 9 dans le Tamil Nadu). Nous apparaissons comme des leaders sur le plan de l’enseignement et de la recherche. Et même si les sept grands séminaires qui étaient tenus par la Compagnie il y a encore vingt-cinq ans sont devenus diocésains, les jésuites restent les religieux les plus nombreux en Inde, devant les salésiens et les franciscains.

 

La Croix

F. Achouri

Sociologue.

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