Le 14 mai 1948, il y a 70 ans, David Ben Gourion proclamait la création de l’État d’Israël. Comment l’avènement du projet sioniste a-t-il affecté le judaïsme qui, pendant deux millénaires, se vivait en dehors de sa terre de naissance ?
Pour une grande partie du monde juif – et quoique certains auteurs le contestent, dont l’historien israélien Shlomo Sand –, la création de l’État d’Israël en 1948 a réalisé l’attente bimillénaire de la fin de l’exil, qui durait depuis la destruction du Temple de Jérusalem en 70 après Jésus-Christ par les Romains.
Ce « retour » des Juifs dans l’ancien pays biblique de Canaan accomplit une prière centrale de la liturgie juive (Amida), où les fidèles demandent à Dieu d’y être un jour à nouveau rassemblés.
Pourtant, dès l’invention du sionisme à la fin du XIXe siècle, ce mouvement a divisé le judaïsme européen, au sein duquel il est apparu. Il a longtemps été combattu par les autorités rabbiniques.
« Même parmi les juifs qui ont accepté le sionisme, il y avait des désaccords profonds : certains n’y voyaient qu’une forme de philanthropie collective, un pays refuge ouvrant ses portes aux rescapés des pogroms, puis de la Shoah ; mais d’autres y lisaient déjà les prémices de la rédemption – et ce, même si les pionniers du sionisme n’étaient pas des juifs pratiquants », explique Denis Charbit, professeur de science politique à l’université ouverte d’Israël, qui vient de publier un livre d’entretiens entre deux penseurs juifs sur le sujet.
La rédemption en marche ?
Le sionisme comporte-t-il une dimension messianique ? Si la question a été clivante pendant des décennies, un consensus semble s’être dégagé après 1967. La victoire israélienne à la guerre des Six jours a été considérée par de nombreux juifs comme un « miracle » relevant de l’intervention divine, tandis que la redécouverte de certains sites historiques juifs après l’annexion de Jérusalem-Est et l’occupation de la Cisjordanie (le mur occidental à Jérusalem, la ville d’Hébron…) constituait une sorte de « choc messianique ».
L’expression est du rabbin David Meyer, qui enseigne à l’université pontificale grégorienne de Rome et vient aussi de publier un livre abordant ces questions. « Désormais, l’idée que l’exil est en train de prendre fin et qu’on se dirige vers une nouvelle étape de l’avènement messianique est largement partagée au sein du judaïsme », assure-t-il. Denis Charbit confirme que « le sionisme religieux messianisant l’a largement emporté ».
La colonisation, obstacle à la paix
Il demeure toutefois un antisionisme ultraorthodoxe, qui considère le sionisme comme une « idéologie de la modernité », et même un « danger mortel pour le judaïsme ». Pour ces haredim (craignant Dieu), seul Dieu peut mettre un terme à l’exil du peuple juif.
Un judaïsme « désacralisé »
Au-delà de la question du messianisme, qui entraîne une perception non-historique d’Israël au risque de se heurter à sa réalité politique, l’existence d’un État hébreu depuis 70 ans a modifié le sentiment d’appartenance au judaïsme : par le passage inédit d’une minorité à une majorité juive, ainsi que par l’apparition d’une laïcité juive, israélienne.
« Outre la dimension religieuse, le judaïsme a gagné en 1948 une dimension nationale, avec une terre, un État, une langue, une société, précise Denis Charbit. Certains religieux déplorent cette” réduction patriotique”, estimant que le sionisme a en quelque sorte désacralisé le judaïsme. »
Le rabbin David Meyer est vraisemblablement de ceux-là. « Aujourd’hui, de nombreux juifs ne se sentent juifs que par la mémoire de la Shoah et l’attachement à l’État d’Israël, où beaucoup ne sont même jamais allés ! Je crains qu’une identité ainsi vidée de contenu réel et d’enseignement rigoureux ne soit pas très solide. »
Inquiet, même, pour la survie du judaïsme en diaspora (entre autres du fait de l’assimilation), ce rabbin français déplore la « folklorisation » du judaïsme en Israël et le manque de créativité de la pensée rabbinique contemporaine : celle-ci lui semble « incapable de proposer une réflexion critique » sur l’État d’Israël, notamment en diaspora.
« Le judaïsme comme réflexion éthique est sans doute moins créatif qu’il ne l’a été, convient Denis Charbit. Cette religion a toujours été un dosage subtil entre le particularisme et l’universel. Or au sein de l’État d’Israël, compte tenu de certaines données militaires et sécuritaires, cet équilibre a été altéré au profit d’un” nous” particulariste. Quitte à remettre la dimension universelle, peut-être, à l’ère messianique… »
La Croix