C’était le voyage de leur vie et le voici qu’il tombe à l’eau. La désillusion est cruelle pour Iman et son mari. « C’est un rêve qui nous a été arraché », nous confie cette jeune femme de 29 ans, originaire de Lille. Après de longs mois de préparation, « on a su la veille de notre départ (vers l’Arabie Saoudite jeudi 1er août, ndlr) que nous n’aurons pas les visas », raconte-t-elle.
Ce voyage étant souhaité de longue date, elle ne cache pas sa « déception totale », couplée à « un gros sentiment de frustration » de ne pouvoir « aller sur les terres du Prophète » Muhammad pour accomplir le cinquième et dernier pilier de l’islam. « Regarder les vidéos de La Mecque et se dire qu’on n’aurait pu y être » n’est pas facile à digérer. « On s’imaginait déjà là-bas. On voit les pèlerins et on se dit que ça y est, c’est notre tour, on va y aller. Au final, notre rêve a été détruit à quelques heures du départ »supposé, témoigne Iman, pour qui le coût du voyage en couple s’est élevé à « un peu plus de 10 000 € ».
Comme elle, ce sont des milliers d’aspirants pèlerins en France qui ont cette année été privés de Hajj, faute de visas délivrés par l’Arabie Saoudite. Selon nos sources, ce ne sont pas moins de 3 000 personnes qui ont vu, ces derniers jours, leur participation à la saison du Hajj 2019, qui se tient du 9 au 14 août, annulée. Ils seraient même entre 4 000 et 5 000 musulmans, répartis entre plusieurs agences, à avoir réservé un voyage qu’ils ne pourront malheureusement pas effectuer. De mémoire des professionnels du secteur, jamais autant de personnes n’auront été lésées en une seule et même saison du grand pèlerinage.
A qui la faute ?
Si 2019 marque l’instauration complète du visa électronique pour les pèlerins français, aucun lien de cause à effet n’est à voir là-dedans (voir encadré plus bas).
Par ailleurs, et contrairement à des informations qui circulent allègrement sur la Toile, les visas de ces pèlerins n’ont pas été « annulés » par l’Arabie Saoudite, et encore moins « à la dernière minute ». Le choix des mots est important : les visas n’ont tout bonnement pas été attribués de base aux agences dont les pèlerins dépendaient, en conscience ou non.
Car des centaines de personnes ont, en effet, donné leur confiance à des structures commerciales ou associatives sans agrément qui ont elles-mêmes fait confiance à des agences qui disposent habituellement du précieux quota. Habituellement jusqu’à cette année 2019, l’Arabie Saoudite ayant décidé, plusieurs mois avant le Hajj, de leur retirer l’agrément pour des raisons qui ne sont pas rendues publiques par les autorités compétentes. Nous n’avons pas été en mesure de joindre l’ambassade d’Arabie Saoudite en France sur ce sujet.
Amen Voyage International, une agence bien connue qui siège à Paris, fait partie des structures qui n’ont pas vu l’agrément Hajj leur être renouvelé cette année. En date du 26 mars, une réunion d’information a été organisée en région parisienne par le consulat d’Arabie Saoudite afin que les responsables d’agences puissent « prendre connaissance de la nouvelle procédure de dématérialisation des visas », comme en témoigne la Coordination des organisateurs Hajj de France (CHF) sur son site.
A cette date, la liste des agences agréées n’avait pas encore été communiquée ; elle a circulé courant du mois d’avril, indique à Saphirnews un professionnel du secteur du Hajj bien informé qui souhaite rester anonyme. Cette liste que Saphirnews a pu consulter compte 63 structures et le nom d’Amen Voyages, qui attendait à elle seule quelque 2 000 visas, n’y figure effectivement pas.
L’agrément est « renouvelable chaque année tant qu’il n’y a pas d’incident. En cas de souci, l’administration saoudienne nous écrit largement en avance » pour expliquer la nature du problème, « cinq-six mois avant le début du pèlerinage », plaide Salah Mabrouk, le directeur d’Amen Voyage, auprès de Saphirnews. « Cette année, nous n’avions a priori aucun souci à nous faire car tout s’était bien passé l’année dernière », indique-t-il. Assurant n’avoir reçu cette année aucune notification officielle de refus de l’agrément de la part des autorités saoudiennes, l’homme, qui revient de plusieurs semaines en Arabie, avait un espoir, en conséquence, de se voir délivrer des visas jusqu’à ces derniers jours, en l’occurrence fin juillet. « Mais attention : j’ai informé mes clients » en amont des difficultés que son agence a rencontré pour obtenir les visas, se défendant de toute forme d’escroquerie.
Ses clients, en l’occurrence, ce sont principalement des agences. Salah Mabrouk ne s’en cache pas : sur les 2 000 visas environ qu’il obtient chaque année de l’Arabie Saoudite, c’est un très faible nombre de personnes qu’il fait partir directement via Amen Voyage, « 10 à 15 personnes cette année ». Les 1 900 autres places sont revendues par package à des structures partenaires qui sont, elles, non agréées Hajj.
Serait-ce pour ce fonctionnement, le recours massif à la vente en sous-traitance, que son agrément n’a pas été renouvelé, comme nous le laissent entendre des professionnels du Hajj ? Non, pour Salah Mabrouk, qui argue que ses pratiques, qui n’ont rien d’illégales tant qu’il ne fait pas commerce des visas seuls, sont connues dans le milieu, sans que cela n’ait posé problème aux autorités saoudiennes. Du moins jusque là.
A la bataille judiciaire, une bataille d’image engagée
Tawhid Travel fait partie des clients partenaires d’Amen. Cette agence de voyages, qui opère depuis quelques années exclusivement dans le secteur du pèlerinage, doit désormais rendre des comptes à ses 650 clients dont l’argent a bel et bien été engagé.
Elle a annoncé, mercredi 31 juillet, l’annulation du séjour hajj pour ses pèlerins. « Un véritable coup de massue » pour l’agence, qui indique avoir « toujours respecté (ses) engagements ».
« Tout a été payé en temps et en heure. (…) En tout, ce sont des sommes astronomiques que nous avons avancées qui partent en fumée juste à cause de ce problème de visa dont nous sommes les premières victimes », explique la direction de l’agence dans un communiqué, sans jamais citer le nom d’Amen Voyage. « C’est une terrible et une cruelle désillusion mais nous assumerons nos responsabilités. Vous avez signé un contrat qui nous engage et nous ferons valoir nos droits et les vôtres auprès des tribunaux compétents », a-t-elle fait part.
Selon nos informations, Tawhid Travel, qui estime avoir été floué par Amen Voyage, a porté plainte contre cette dernière, mercredi 31 juillet, pour « abus de confiance » et « chantage ». En réponse à de telles accusations, Salah Mabrouk nous déclare n’avoir rien à se reprocher : « Tawhid Travel a mal géré son dossier, ils n’ont pas informé leur clientèle de la réalité des choses » qu’Amen Voyages leur aurait communiqué. Ce sera à la justice de trancher, si la procédure est menée jusqu’à son terme.
Iman et son mari font partie des clients de Tawhid Travel. Ce n’est pas tant à l’Arabie Saoudite qu’elle en veut mais, plus globalement, « aux agences agréés qui revendent des visas qu’ils n’ont pas » comme aux agences non agréées qui ne sont pas clairs sur leur statut. « J’en veux aussi à Tawhid car, même si elle se positionne en victime, c’est elle qui a organisé le voyage, c’est avec elle qu’un contrat a été signé », un document dans lequel « le nom d’Amen voyages n’a pas été communiqué », déclare-t-elle.
Les responsables de Tawhid Travel « connaissent le milieu. (…) Ils auraient pu voir cette situation venir et prendre leurs dispositions » pour éviter la catastrophe aux pèlerins. « Je préfère me dire qu’ils sont naïfs plutôt que malhonnêtes », ajoute Iman, la direction de Tawhid ayant assuré à tous ses clients le remboursement des voyages « jusqu’au dernier centime ».
Se faire rembourser, un enjeu de taille
La principale préoccupation des aspirants pèlerins lésés chaque année est de savoir s’ils pourront récupérer un remboursement partiel – si ce n’est total – de leur voyage dont le coût tourne généralement vers les 6000 €. Une demande légitime des clients qui peut s’avérer très difficile à honorer par certaines agences : ce sont de très grosses sommes pouvant aller jusqu’à plusieurs millions d’euros qu’elles engagent, et ce très tôt dans l’année, bien avant la confirmation du renouvellement de leur agrément, afin de sécuriser des places d’avion ou encore des chambres d’hôtels, entre autres services permettant une organisation optimale du Hajj. Une fois ces services réservés, il est compliqué, voire même impossible, pour les agences de récupérer l’argent des prestataires, à quelques jours du grand pèlerinage.
Pour limiter la casse et procéder à des remboursements en engageant le moins possible leurs fonds propres, plusieurs agences entendent jouer leur assurance cette année… ce que ne peuvent faire les structures associatives. C’est le cas, par exemple, d’une mosquée de la région parisienne que nous n’avons pu joindre et qui se retrouve aujourd’hui avec quelque 300 pèlerins à devoir rembourser cette année.
Un coup financier et moral pour les pèlerins lésés
Au-delà du coup financier engendré par l’annulation surprise du départ vers les lieux saints de l’islam, le coup psychologique est lourd à porter pour les pèlerins. « Cela fait des années qu’on se prépare à ce voyage », et plus encore ces derniers mois, indique Iman.
« Ce n’est pas tant l’argent (le problème) mais l’organisation qu’il a fallu mettre en place. J’ai deux enfants, il a fallu les faire garder. Mes parents sont revenus exprès du Maroc pour faire garder mes enfants alors qu’ils auraient pu y rester plus longtemps. Mon mari, qui est kinésithérapeute en libéral, a du trouver un remplaçant pour les deux semaines d’absence. C’est à perte maintenant pour lui, il ne peut pas annuler ses congés. Moi, je suis salariée, j’ai dû prendre des congés. Je n’ai que 30 jours par an de congé et j’en ai perdu 15 pour rien », fait part la jeune femme, pour qui le préjudice est « au niveau de l’organisation familiale, du travail et, surtout, du moral ».
Face à une telle affaire, il n’est jamais de trop pour rappeler aux personnes souhaitant accomplir le grand pèlerinage l’importance de s’assurer, entre autres critères, que la structure vers laquelle il se tourne soit agréée Hajj par l’Arabie Saoudite afin de limiter au maximum les déconvenues.