Depuis le début du XXIe siècle, le marché du halal est florissant et très lucratif, en France comme partout dans le monde. Il s’inscrit dans un islam de marché qui diffuse massivement des produits religieux et culturels et se caractérise par une stratégie de désenclavement qui replace le religieux dans une sphère marchande globale, non religieuse. Cette offre est pensée en termes de produits de consommation sur un marché où le facteur idéologique et les réflexes identitaires sont délaissés sur l’autel du profit. Le seul canal pour exprimer les revendications des déçus du discours islamique devient le marché et marque, dès lors, l’expression d’une nouvelle religiosité. On est là dans une simple logique consumériste dans laquelle le message religieux passe souvent au second plan car plus ce dernier est mis en avant, plus le public se réduit. Il s’agit de penser l’islam comme un produit non plus destiné à réformer les âmes mais à s’adapter à la demande du consommateur. Et les chiffres du marché halal ne démentent pas cette réalité : ce dernier pèse plus de cinq milliards d’euros en France et connaît une constante progression ces dix dernières années. Pendant ce mois de jeûne du Ramadan, malgré le confinement et les files d’attente devant les grandes surfaces, les consommateurs sont, comme tous les ans, au rendez-vous de l’offre « Spécial Ramadan » proposée par quelques marques (Délice Ikbal, Isla mondial, Biladi, pour ne citer qu’elles) qui se disputent le marché. Si les grandes et moyennes surfaces adoptent une véritable stratégie de développement sur l’offre halal ces dernières années, les boucheries halal et les épiceries orientales, elles, restent le canal de distribution privilégié des consommateurs musulmans.
Le Ramadan, dans les représentations, est vécu comme un mois de privations, alimentaires surtout, qui relègue la dimension spirituelle au second plan. Pilier de l’islam très suivi par les musulmans en France[1], le Ramadan est traditionnellement un mois où la journée se terminait, dès la rupture du jeûne, à la mosquée, pour écouter la lecture du Coran (tarawih) récitée par l’imam, dans une ambiance plus festive que spirituelle. Le Ramadan est en effet dominé par sa dimension sociale et communautaire. Cette conscience communautaire dans sa dimension locale est perceptible parmi les populations de banlieues dites « sensibles » où la pression sociale exercée par les coreligionnaires est plus forte. Ainsi, il est bien vu de se montrer à la mosquée, de se retrouver avec d’autres fidèles, afin de s’offrir une parenthèse agréable après une longue journée. Durant ce mois, comme le reste de l’année, la forme et l’apparence prennent le pas sur l’esprit d’adoration, l’ardeur du sentiment, la sincérité et la spontanéité. On écoute, parfois distraitement, l’imam qui vante les mérites du mois de jeûne tout en valorisant sa dimension solidaire. En effet, durant ce mois, la dimension de la purification matérielle à travers l’aumône (zakat) est sans cesse rappelée aux fidèles. L’imam appelle aux dons pour aider les plus démunis, favoriser les projets de construction de lieux de culte et de leurs frais de fonctionnement. Si les mosquées sont fermées à la prière, elles restent actives sur le volet de la solidarité, plus importante à cette période de l’année : des musulmans, suivant leurs moyens, y font toutes sortes de dons, en particulier alimentaires, mais aussi sur Internet. Les réseaux sociaux sont en effet un puissant relai pour communiquer autour d’événements caritatifs afin de favoriser l’entraide communautaire.
Sur le volet religieux, dans un contexte d’épidémie obligeant à la fermeture des lieux de culte, nous constatons que les grandes organisations représentatives de l’islam telles que le CFCM[2] ainsi que les grandes mosquées (Paris, Lyon, Marseille) sont restées bien silencieuses alors que, à l’instar d’autres communautés religieuses, elles auraient pu saisir l’opportunité offerte par Internet pour maintenir un lien spirituel avec les fidèles et proposer des contenus en ligne. Les rares initiatives proposées sont à mettre au crédit du CFCM via sa plateforme téléphonique d’assistance spirituelle, accessible 7j/7 et 24h/24[3], mais qui, de l’aveu même de certains de ses utilisateurs, est un échec (les personnes tombent sur un répondeur). La mosquée de Paris quant à elle diffuse uniquement sur YouTube le prêche du vendredi. En dehors de ces rares initiatives, là encore, c’est à l’échelle locale que des démarches audacieuses ont émergé de la part d’acteurs plus modestes (imams, prédicateurs ou personnes versées dans les sciences islamiques) qui proposent après la rupture du jeûne la lecture du Coran (tarawih)[4], de l’exégèse coranique et des invocations via les réseaux sociaux tels que Facebook, YouTube ou Zoom. En ce mois de jeûne en partie confiné, les fidèles sont encore peu nombreux le soir sur Internet, bien qu’ils le soient un peu plus le vendredi, jour saint en islam. Plusieurs raisons à cela, à commencer par l’ignorance de l’existence de ces contenus proposés sur Internet mais aussi par le fait que les personnes prient chez elles, par le manque de temps (surtout pour les femmes), par le désintérêt pour tout contenu religieux ou, tout simplement, par la fatigue. Du côté des prédicateurs et imams 2.0 connus et moins connus, pas de rupture pendant le Ramadan, tous continuent de proposer des contenus variés (conférences, cours) en rapport avec le mois de jeûne, à destination d’un public plus ou moins averti[5]. Dans l’ensemble, il s’agit de contenus sous forme de mode d’emploi pratique autour du Ramadan s’adressant à l’internaute dont la culture religieuse est très basique. Ainsi, l’essentiel des injonctions, basées sur un corpus juridique, prend le pas sur l’éthique et la spiritualité (comment faire ceci, pourquoi ne pas faire cela, comment gagner ceci…) avec des méthodes qui s’apparentent parfois aux techniques de bien-être et de coaching mental. Le marché des prédicateurs monopolise l’hétéronomie et enseigne au musulman comment il doit se comporter, ce qu’il doit faire et ce qu’il lui est permis d’espérer. Ces prédicateurs, à quelques exceptions près, s’inscrivent – au même titre que les femmes que nous verrons plus loin – dans une stratégie commerciale dans laquelle la plateforme YouTube, principalement, joue un rôle dans leurs succès. Il suffit de voir l’évolution, au fil des années, dans la mise en scène, image et communication, de ces contenus vidéo grâce à leur monétisation mais aussi grâce à des soutiens financiers extérieurs.
L’affirmation fréquente disant que l’alimentation occupe une place centrale durant le mois de Ramadan est corroborée par la multitude de contenus Internet proposant des recettes « Spécial Ramadan », faisant ainsi la part belle à tout ce qui a trait à l’alimentaire et à la consommation, reléguant au second plan tout ce qui a trait au religieux. Des blogueuses culinaires présentent des recettes où l’on frôle parfois l’indigestion à la vue de tables trop remplies. Elles proposent dans un contexte très concurrentiel[6] des recettes, souvent sur un ton enjoué, et tant pis pour la charge mentale qu’elles subissent avec le confinement[7], car l’essentiel est de présenter la plus belle table et les plus beaux mets. Ces instagrameuses ou Youtubeuses professionnelles influencent le quotidien de milliers de femmes en recherche de recettes, d’idées, voire de modèles. Sur YouTube, les vlogs « Spécial Ramadan » rencontrent également un franc succès. Des familles ou des célibataires souriants, dans un intérieur soigné, affichent fièrement leur quotidien de jeûneurs. Là encore, il s’agit de publier une identité virtuelle, celle des réseaux sociaux, bien souvent décalée de la réalité. Ainsi, cette forme particulière de représentation des musulmans, qui relègue le religieux au second plan, a pour effet d’impacter positivement le tragique de milliers de musulmans à travers le monde. Il s’agit de vendre du rêve, telle est la magie des réseaux sociaux ! Ce qui compte au final, c’est d’être vu, de récolter des likes et des abonnés dans une démarche commerciale qui, si le succès est là, sera récompensée par la célèbre plateforme.
Finalement, nous voyons que ce mois de Ramadan, malgré son caractère inédit et la fermeture des lieux de culte, n’est pas si différemment vécu des années précédentes si on en juge par les habitudes des musulmans. Autre conséquence des mosquées fermées, comme nous le disait un fidèle, « ça fait du bien cette année, le Ramadan. C’est plus calme, le soir », pointant ainsi une problématique récurrente, celles des nuisances sonores et de l’irrespect de l’espace public à la sortie des tarawih (après la dernière prière du soir) par certains fidèles et durant la nuit par certains jeunes dans les « quartiers », oublieux de leur environnement. Que peut-on conclure de tout ceci ? Que les musulmans, dans leur grande majorité, et malgré la contrainte du confinement, ne sont pas plus en quête de contenus religieux que les années précédentes. Ceux qui profitent de ce temps de confinement pour s’adonner à la spiritualité restent une minorité. Les fidèles que nous avons interrogés, quand ils ne travaillent pas, dorment, se distraient en naviguant ou en regardant des séries sur Internet, jouent aux jeux vidéo… Ramadan ou pas, Internet répond ainsi aussi bien à un désir consumériste des uns qu’à la curiosité intellectuelle des autres. Le croyant y puise en fonction de ses envies ou de ses besoins une offre de biens labélisés religieux – mais pas forcément – qui lui procure le sentiment d’appartenir à une communauté. Pour une grande majorité de musulmans, dans la vie comme sur Internet, la quête religieuse est individuelle, elle répond à une logique libérale où tout se consomme pourvu que l’étiquette soit religieuse.
Fatima Achouri
[1] Il est suivi par plus de 70 % des musulmans en France.
[2] Conseil français du culte musulman.
[3] Face au Covid-19, nos imams et nos aumôniers sont à votre écoute (01 45 23 81 39- 08 00 13 00 00)
[4] Ambiance Tarawih (Ficra synergie musulmane) propose une lecture du Coran et une traduction en français d’invocation (dou’aa) tous les soirs sur Youtube aux alentours de 22h30 destiné en majorité à un public francophone.
[5] Comment réussir ses dix dernières nuits de jeûne ? Comment se repentir grâce l’invocation ? Quelle invocation pour renouveler sa foi ? Invocation pour ne plus avoir aucun péché…
[6] Le nombre des blogueuses culinaires (francophone et arabophone) a explosé ces cinq dernières années. Une blogueuse francophone compte en moyenne 200 000 abonnés sur sa chaîne Youtube, principalement des femmes. Durant le Ramadan, les recettes « Spécial Ramadan » comptabilisent des millions de vues.
[7] 70 % des femmes pendant le confinement assurent la majeure partie des tâches.