La Chine incarcère les Ouïgours en masse

Au Xinjiang, des centaines de milliers de musulmans ont été enfermés dans des camps de rééducation. Ils y sont endoctrinés, sans savoir quand ils pourront en sortir. Les récalcitrants sont torturés

 

La mère de Murat Harri Uyghur n’avait jamais oublié son anniversaire. Lorsqu’elle ne l’a pas appelé pour ses 32 ans, en avril 2017, ce médecin ouïgour vivant en Finlande a tout de suite su que quelque chose clochait. «Son portable était éteint, relate-t-il. Quand j’ai contacté mon père, il semblait effrayé et m’a dit que ma mère était partie étudier le chinois dans une école.» Il est interloqué: sa mère parle parfaitement le mandarin. Il finit par apprendre qu’elle a été internée dans un camp de rééducation.

En janvier 2018, son père disparaît à son tour. Puis un cousin, qui vient de rentrer de Turquie. «Il est mort dans le camp, dit Murat Harri Uyghur. Lorsque ses parents ont récupéré son cadavre, il était enveloppé dans un linceul. Ils ont dû l’enterrer le jour même, sans avoir pu pratiquer d’autopsie.» Personne ne sait comment il est décédé. «Il avait 23 ans et était en bonne santé», relève le jeune homme. Il craint le pire pour ses parents. «Je n’ai aucune nouvelle, soupire-t-il. Mon père a du diabète et ma mère s’est fait opérer d’une tumeur juste avant son incarcération.»

Installations secrètes

La famille de Murat Harri Uyghur a été prise dans un système d’incarcération de masse mis en place par la Chine au Xinjiang, une province à majorité musulmane, à partir du printemps 2017. Entre 200 000 et 1 million de personnes sont internées dans des camps de rééducation dans cette région de 21 millions d’habitants, a calculé l’Allemand Adrian Zenz, le chercheur qui a effectué l’étude la plus poussée sur ces internements. Certaines de ces installations – dont le gouvernement nie l’existence – abritent jusqu’à 6000 prisonniers.

«Ce qui se passe au Xinjiang est sans précédent, note le chercheur. Il y a davantage de gens incarcérés que durant l’ère des camps de travail, abolis en 2013. Leur détention se déroule entièrement en marge du système légal.» Ils n’ont pas accès à un avocat, ne sont pas formellement condamnés et ne savent pas quand ils seront libérés. «La dernière fois que la Chine s’est lancée dans une campagne de rééducation de cette ampleur, c’était durant la Révolution culturelle, il y a 50 ans», souligne-t-il.

Tous les hommes visés

Les quartiers ouïgours d’Ürümqi, la capitale de la province, sont désormais désertés. «Presque tous les hommes âgés de 15 à 55 ans ont été incarcérés», dit Darren Byler, un anthropologue expert du Xinjiang. Tout peut devenir prétexte à une arrestation. «Le fait de fréquenter une mosquée, de porter une barbe ou le voile, de voyager, d’avoir de la famille à l’étranger et même de télécharger de l’art ouïgour sur son téléphone», détaille Tayir Imin, un intellectuel ouïgour qui a récemment fui aux Etats-Unis.

Les artistes, les hommes d’affaires et les célébrités sont également ciblés. Le footballeur Erfan Hezim et le chanteur Ablajan Ayup, surnommé le Justin Bieber ouïgour, sont dans un camp. Murat Harri Uyghur ne sait absolument pas pourquoi ses parents, des fonctionnaires à la retraite, ont été arrêtés. «Ils n’étaient pas religieux, dit-il. Mon père buvait de l’alcool et ne priait jamais. Leur seul crime est d’être éduqués et d’avoir un peu voyagé.»

Discipline militaire

Dans les camps, les prisonniers sont soumis à une discipline militaire. «Ils doivent se lever tous les jours à l’aube, assister à la levée du drapeau et chanter l’hymne national», raconte Darren Byler. Ils passent ensuite 14 heures par jour en classe à étudier des textes de loi et les discours du président Xi Jinping, à répéter des slogans comme «Le parti nous a sauvés» ou «Nous sommes Chinois et pas musulmans» et à entonner des chants révolutionnaires. «On les force aussi à effectuer des séances d’autocritique et à dénoncer les écarts commis par les autres détenus», note Adrian Zenz.

 

Les plus zélés se voient octroyer des points leur permettant d’améliorer leurs conditions de détention. Ceux qui ne se plient pas aux ordres sont battus, privés de nourriture ou placés en détention solitaire. «On nous a rapporté des cas d’usage de chaises du tigre [des sièges métalliques qui permettent d’immobiliser les mains et les pieds d’un détenu, ndlr], de privation de sommeil et de menottage dans des positions de stress», indique William Nee, d’Amnesty International. Des rumeurs font état de violences sexuelles. Certains détenus auraient tenté de se suicider.

Ces camps sont la conséquence directe de la poigne de plus en plus ferme de Xi Jinping. «Il veut obtenir l’assimilation complète de toutes les minorités religieuses et ethniques», souligne William Nee. Il veut aussi éviter une répétition des attentats terroristes qui ont secoué le Xinjiang dans le passé. «Cette province se trouve au cœur de la nouvelle voie commerciale qu’il cherche à ouvrir entre la Chine et l’Europe dans le cadre de l’initiative des nouvelles Routes de la soie», précise-t-il.

 

Le Temps

F. Achouri

Sociologue.

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