Les loges maçonniques se sont exportées dans le monde musulman dès la fin du XVIIIe siècle, séduisant d’abord penseurs et diplomates. Fraternel, ésotérique et initiatique, l’ordre a permis d’établir des liens entre différentes confessions. Mais la radicalisation politique de certains régimes politiques orientaux, associée à la théorie d’un complot judéo-maçonnique, ont considérablement réduit l’attrait des loges dans l’Orient musulman. Dans Le Croissant et le Compas*, l’historien Thierry Zarcone revient sur cette relation ambivalente.
Fascination ou détestation ? Vis-à-vis de la franc-maçonnerie, quel a été le sentiment le plus fort en terre d’islam ?
Les musulmans éclairés (penseurs, diplomates, etc.) sont séduits par la franc-maçonnerie, en petit nombre, dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, et en nombre plus important, à partir du milieu du XIXe. L’attrait le plus notable à l’égard de la maçonnerie se produit toutefois en Égypte. Puis, au XXe siècle, les musulmans se ruent vers les loges, en Turquie (jusqu’en 1935), en Syrie et en Égypte (jusque dans les années 1950-1960).
Qui sont les ennemis de l’Ordre dans les pays musulmans ?
L’Église catholique, en premier lieu, fait connaître ses bulles d’excommunication de l’ordre maçonnique (en 1738 et 1751) dès le XVIIIe siècle, et convainc l’Église orthodoxe grecque et jusqu’aux Arméniens de suivre sa politique. Elle obtient aussi, chez les Ottomans, l’appui du sultan au milieu du XVIIIe siècle, lequel interdit une loge à Istanbul. Puis les autorités musulmanes s’y opposent à leur tour, reprochant à la maçonnerie la pratique du secret, un esprit missionnaire chrétien. Il y a alors, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, peu, sinon aucun musulman en loge. Elles lui reprochent aussi, ce qui peut paraître contradictoire, un certain athéisme : cette troisième critique sera pourtant dominante aux XIXe et XXe siècles. En outre, tout comme l’Église catholique, l’islam reproche à la maçonnerie d’être ouverte à toutes les confessions religieuses, de permettre à des hommes de religions différentes de fraterniser. Pour les religieux les plus traditionalistes, il faut se garder de toute intimité avec des infidèles. Plus tard, les nationalistes turcs s’opposent aussi aux francs-maçons, pensant que leur idéal internationaliste nuit à leur devoir de patriote. Enfin, l’ordre maçonnique est vu, en terre d’islam, au début du XXe siècle, comme une création des juifs au service du sionisme et de l’État d’Israël.
Quelles catégories de musulmans ont été attirées par la franc-maçonnerie au XIXe ? Des dirigeants ont-ils appartenu à un ordre, ou s’en sont-ils rapprochés ?
Les musulmans séduits par la maçonnerie sont alors les penseurs inspirés par la modernité européenne et les Lumières, les traducteurs de Rousseau, Montesquieu, Voltaire, etc. Ils sont également partisans du constitutionnalisme et ont rempli des fonctions politiques dans l’Empire ottoman, en Iran, en Égypte, avant d’être arrêtés ou exilés par des pouvoirs autoritaires (le sultan Abdülhamid II en Turquie ou le shah Qajar en Iran). Mais certaines têtes couronnées ont aussi appartenu à l’ordre. Parfois par intérêt pour le réformisme politique, mais aussi pour plaire aux puissances occidentales, ou simplement par curiosité. Ce fut le cas du souverain indien du Tamil Nadu aux Indes, du sultan ottoman Murad, du sultan du Maroc Moulay Hafid, du sultan de Johore en Malaisie ou du roi d’Afghanistan Habibullah.
En Turquie, Iran, Égypte et Syrie, les loges ont soutenu activement l’opposition aux pouvoirs autoritaires, en encourageant la diffusion des idées libérales et l’introduction de la modernité occidentale. Pour quels résultats ?
En Turquie, en soutenant les Jeunes Ottomans, puis les Jeunes Turcs, courants d’opposition au sultan autoritaire Abdülhamid II, les loges ont permis l’émergence de la République turque moderne – même si l’appartenance de Mustafa Kemal Atatürk à la maçonnerie, que certains défendent, n’est absolument pas prouvée. En Iran également, les loges ont soutenu le constitutionnalisme dans les années 1905-1906, mais l’autoritarisme des shahs n’a pas permis la création d’une république libérale.
Comment un musulman trouve-t-il sa voie dans une structure riche en rituels et symboles judéo-chrétiens ?
Il y a deux cas de figures. À la fin du XIXe et au XXe siècle, les maçonneries française, italienne et espagnole ont propagé un modèle maçonnique réformé qui rejette les références à la croyance en Dieu (le Grand Architecte de l’Univers pour les maçons). Le musulman se trouve donc, en loge, dans un cadre sécularisé. Mais c’est un modèle qui a eu et a toujours peu de succès dans le monde musulman, où une croyance en Dieu, même assouplie, est une nécessité et parfois même une signature identitaire, pour les musulmans comme pour les chrétiens et les juifs de ces régions. Au contraire, les maçonneries britanniques, tout en restant déistes, n’ont pas voulu limiter l’accès de leurs temples aux seuls chrétiens et juifs. La seule croyance imposée est la foi en Dieu et en sa « volonté révélée », ce qui permet aux musulmans de se reconnaître dans la tradition maçonnique. Plus tard, les Britanniques substituent à ce credo celui d’un « Être suprême » qui permettra la venue de non monothéistes. Le modèle maçonnique britannique est aujourd’hui le plus représenté dans les obédiences maçonniques du monde musulman.
Des religieux ont-ils intégré des loges ?
Oui, mais jamais en grand nombre, et plutôt au XIXe et au début du XXe siècle. On a compté alors de grands responsables de l’islam (dans l’Empire ottoman, en Égypte, en Syrie), mais aussi des prêtres orthodoxes (Grèce, Syrie, Égypte). Les prêtres catholiques, en Turquie, ou maronites, au Liban, en sont absents.
Quelle est la place du Coran dans la loge ?
C’est en règle générale sur celui-ci que les francs-maçons musulmans prêtent leur serment. Il se trouve placé sur un autel, à un endroit précis de la loge, à côté des autres livres sacrés auxquels sont liés les autres membres de la loge, Talmud et Évangiles en Turquie, Avesta en Inde, etc.
Par son caractère ésotérique, la franc-maçonnerie a-t-elle développé des liens particuliers avec des confréries soufies ?
Par son caractère ésotérique, certes, mais aussi social, les loges ont permis des rapprochements avec plusieurs confréries soufies qui se sont en fait reconnues dans la franc-maçonnerie, considérant que celle-ci était le pendant en Occident de leurs propres sociétés. Les confréries soufies reconnaissaient chez les francs-maçons le modèle de la société fraternelle, l’usage de règles hiérarchiques et la pratique de rituels, en particulier d’un cérémonial initiatique de mort/renaissance. Une confrérie turque, le bektachisme, a développé des relations exceptionnelles avec des loges maçonniques, en raison de points communs encore plus marquants : le culte du secret et un rituel d’une grande richesse symbolique.
Les loges ont-elles permis des échanges entre confessions (chrétiens, musulmans, juifs) et différentes traditions musulmanes (chiites, sunnites, ismaéliens, Druzes) ?
En Europe, déjà, l’idéal de la loge maçonnique avait été de rassembler les religions séparées : catholiques, protestants et juifs. En Orient, la loge parvient, en plus, à associer orthodoxes grecs et arméniens, aux catholiques et aux protestants. Mais elle favorise aussi la fraternisation de musulmans avec les chrétiens et les juifs (du Maroc à l’Égypte et à la Turquie), et le rapprochement des sunnites avec des chiites, des Druzes (au Liban) et des ismaéliens (en Iran et à Singapour). La loge est, en Orient musulman, sauf exception, pluriconfessionnelle.
Il semblerait pourtant que la franc-maçonnerie coloniale ait échoué à évoluer vers des loges multiconfessionnelles…
En Afrique du Nord, la franc-maçonnerie française a servi l’idéal de la mission civilisatrice qui niait la culture jugée « arriérée » du pays et la religion aux accents « fanatiques » des musulmans. Les Arabes n’ont donc pas été accueillis dans les loges en grand nombre et celles-ci n’exerçaient pas du reste une grande fascination sur eux. En revanche, la politique française n’a pas fait les mêmes erreurs sous le mandat en Syrie, et la maçonnerie a connu un exceptionnel développement.
Pourquoi le sommet de l’antimaçonnisme dans l’Orient musulman est-il atteint avec la montée du sionisme, puis la création de l’État d’Israël ?
Les musulmans ont découvert dans la littérature antimaçonnique française et allemande le thème du péril, puis du complot judéo-maçonnique. Mais ils n’en font pas cas dans leurs critiques de l’ordre au milieu du XIXe siècle. L’arrivée des premiers sionistes en Palestine, alors terre ottomane, à la fin du XIXe siècle, et l’idée, pourtant fausse, que les juifs de l’Empire ottoman, à Istanbul et Salonique, les soutenaient, renforcent l’idée de complot. C’est au début du XXe siècle, en Égypte, qu’un dignitaire musulman condamne par fatwa le judéo-maçonnisme. Une fatwa qui sera diffusée dans l’ensemble du monde musulman, jusqu’en Inde et en Indonésie. Les Protocoles des sages de Sion sont ensuite traduits en turc et en arabe. Puis la création de l’État d’Israël, en 1948, exacerbe la haine de l’ordre maçonnique accusé d’être au service de l’État juif.
Cette haine est-elle toujours d’actualité ?
Plus que jamais. L’association de la maçonnerie et du sionisme a été dénoncée par les wahhabites saoudiens en 1978, par le parti palestinien du Hamas en 1988 et enfin par l’islam radical d’Al-Qaïda, qui a organisé un attentat contre une loge maçonnique à Istanbul en 2004, faisant deux morts et six blessés.
Le Monde des Religions