Peut-on représenter le Prophète en islam ?

L’interdiction de la représentation humaine, dans le monde musulman, n’a jamais été absolue. Y compris en ce qui concerne Mohamed. Retour sur une question toujours disputée…

Mahomet recevant le Coran de Gabriel. Tiré du Jami' al-Tawarikh (Histoire du Monde) de Rashid al-Din, Tabriz, Perse, 1307.

Mahomet recevant le Coran de Gabriel. Tiré du Jami’ al-Tawarikh (Histoire du Monde) de Rashid al-Din, Tabriz, Perse, 1307.

« Il est interdit de faire des images du Prophète ». L’argument a été répété à l’envi lors de la polémique suscitée par les caricatures danoises de Mohamed. Est-ce aussi sûr ? Le Coran, recueil de la révélation divine transmise à Mohamed, ne condamne clairement que l’idolâtrie, c’est-à-dire le fait d’associer au culte du Dieu unique celui de divinités représentées par des idoles. Mais on n’y trouve pas une interdiction aussi nette que celle prononcée par Dieu dans la Bible : « Tu ne te fabriqueras pas d’idoles, ni aucun objet représentant ce qui est dans les cieux, sur la terre ou dans les eaux sous la terre… » (Exode 20,4). Difficile, donc, de soutenir que le supposé rejet de la représentation par l’image dans l’islam relève de la loi divine…

Reste qu’il y a bien eu des condamnations. Pour ce faire, les juristes musulmans des ixe et xe siècles se sont appuyés sur la sunna, un ensemble de textes où ont été recueillis les propos (hadith) ainsi que les faits et gestes du Prophète. Ces juristes ont justifié leur hostilité à l’égard des images en y puisant trois arguments : le risque de retomber dans l’idolâtrie, leur impureté, ainsi que la condamnation, lors du Jugement dernier, de ceux qui en auront fabriqué, car ils seront incapables de leur insuffler une âme, selon le défi auquel Dieu les soumettra…

Deux précisions s’imposent ici. Dans l’islam, comme dans les autres monothéismes, les notions de pureté et d’impureté servent à distinguer le sacré du profane. Selon un hadith, le Prophète aurait ainsi affirmé qu’un ange n’entrerait jamais dans une pièce où seraient exposées des images… Quant à la capacité d’insuffler une âme, elle est le monopole de Dieu. Sera donc condamné, mais dans l’au-delà, celui qui aura échoué dans la tentative de se faire l’égal de l’unique Créateur…

Pour autant, la condamnation de l’image n’a pas été absolue. D’une part, pour le soufisme, courant mystique de l’islam, « un vrai croyant, s’il ne voit qu’en Dieu et par Dieu, ne voit en toute chose que des manifestations de Dieu, estimait Ibn ‘Arabî », rappelle Jean-François Clément, chercheur au CNRS. D’autre part, « l’interprétation de la sunna n’a pas été univoque, car elle rassemble des textes souvent contradictoires », souligne ce fin connaisseur de la civilisation musulmane.

D’où l’ambivalence de cette première jurisprudence, certains juristes condamnant la seule production d’images d’êtres animés, quand d’autres interdisent toutes les formes d’images, y compris celles reproduisant un quelconque élément inanimé de la nature. Mais il se trouve aussi des juristes pour considérer que des images figuratives deviennent licites quand elles sont privées de l’une des parties vitales de l’être animé, la tête par exemple…

Les libertés de la miniature « persane »

Pour bien comprendre cette « querelle des images », il faut la replacer dans son contexte historique. A la fin du ixe siècle, le monde chrétien sort de la crise iconoclaste qui a vu le retour du culte des icônes dans le christianisme byzantin. Déjà considéré comme polythéiste, à cause du dogme de la Trinité, le christianisme devient alors doublement idolâtre aux yeux des musulmans pour qui cette période est celle de la première interprétation des hadith du Prophète. Ainsi, la réponse à la question de l’image tient aussi d’une « affirmation identitaire, celle de l’être musulman, croyant monothéiste absolu, face aux idolâtres trinitaires », souligne Jean-François Clément.

La conséquence principale en est l’interdiction de toute image figurative dans l’espace sacré (mosquées et lieux de prière), et même, jusqu’à une époque récente, dans l’espace public. Mais, la condamnation n’étant pas absolue, un art figuratif peut se développer dans la sphère privée. Il s’exprime magnifiquement, du xive au xvie siècles, dans l’Empire moghol en Inde, dans l’Empire ottoman et en Perse. Pour les théologiens soufis des souverains moghols, cette production ne soulève aucun problème. En Perse et dans l’Empire ottoman, on invente la fameuse « miniature persane », en contournant l’interdit grâce à une stylisation qui empêche toute confusion avec la réalité. Ce refus du réalisme permet de représenter des êtres vivants, y compris le Prophète et ses compagnons. Quitte, pour ne point heurter les plus radicaux des juristes, à voiler parfois leurs visages… Mais cette production de prestige, réservée à la société de cour, est un véritable luxe qui ne survivra pas à l’affaiblissement des empires qui l’ont abritée. L’image figurative disparaît ainsi de l’univers musulman. A l’exception de l’Iran où « l’on trouve couramment, autrefois dans des fresques murales, aujourd’hui sous forme d’autocollants, des représentations d’Ali, gendre de Mahomet et premier imam du chiisme, et de ses descendants directs, Hassan et Hussein, précise Jean-François Clément. Avant la révolution khomeyniste, il y a même eu un retour, sous forme d’affiche ou de poster, de la figure du Prophète. »

Dans l’islam sunnite, en revanche, il faut attendre la fin du XIXe siècle et le renouveau d’une réflexion tendue vers la modernisation de l’islam. Ainsi, l’un des grands penseurs de l’époque, l’Égyptien Mohammed Abdou, considère qu’il n’y a aucun risque que des musulmans modernes transforment des images en idoles. Dès cette période, la gravure et l’imprimerie permettent la production à grande échelle d’images pieuses des prophètes du Coran (Abraham, Noé, Moïse…), à l’exclusion de Mohamed.

Le rigorisme à l’épreuve des médias contemporains

Mais la querelle des images rebondit avec le déploiement du wahhabisme. Fondée au xviiie siècle, cette branche rigoriste du sunnisme s’impose au début du xxe siècle en Arabie Saoudite en prônant le retour à un islam prétendument originel. Son rejet absolu de toute image figurative n’empêchera pourtant pas le développement de la télévision et de la photographie dans l’Arabie actuelle.

Toutefois, les talibans afghans, iconoclastes jusqu’à détruire à l’explosif les bouddhas géants de Bamiyan, ont été formés dans des écoles coraniques wahhabites… Et l’on sait l’influence du wahhabisme dans le « retour » du monde musulman à une tradition plus rigoriste, même si se poursuit, en particulier sur Internet, la diffusion d’images pieuses représentant les grandes figures de l’islam, hormis le Prophète. L’Iran fait encore exception, car on trouve en vente, dans le bazar de Téhéran, des images figurant un Mohamed adolescent. Elles sont tolérées parce qu’il n’a pas encore atteint l’âge adulte, auquel la révélation divine a fait de lui le Prophète le plus vénéré de l’islam…

Illustration contemporaine de ce que la condamnation de l’image dans l’islam, y compris celle de sa figure la plus sacrée, n’a jamais été ni absolue ni permanente. La querelle islamique des images a bien plutôt suivi des phases contrastées, plus ouvertes ou plus fermées selon l’influence du contexte historique, et en connaîtra d’autres, pas forcément iconoclastes…

 

Le Monde des Religions

 

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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