Ramadan sous cloche : an II

 

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Cette année encore, les musulmans de France ont entamé, le 13 avril dernier, un mois de jeûne en pleine phase de confinement et de couvre-feux. La situation n’est certes pas inédite, mais nombreux sont ceux qui entament cette période de jeûne dans un état d’esprit éprouvé notamment par des mois de restrictions, d’enfermement et d’absence de loisirs. C’est avec tristesse et amertume que les musulmans vont, dans leur grande majorité, aborder ce mois en étant privés d’interactions sociales, dont celles de visiter des proches, de faire la prière des Tarawih (prière collective suivant la dernière prière du soir), prière qui revêt une dimension importante de par son caractère socialisateur, où la coutume est de se retrouver nombreux à la mosquée afin de clore la journée de jeûne par des prières surérogatoires sous la direction de l’imam. Les mosquées désormais désertes le soir pour la deuxième année génèrent un sentiment de tristesse et de frustration parmi les fidèles. Même la « Mère des cités », la Mecque, offre une vision désolante et accablante d’un lieu presque vide et inanimé.

À la réjouissance des imams d’accueillir le Ramadan comme un « grand invité », s’oppose la morosité et les contraintes liées à la gestion du Covid qui a ostensiblement marqué certains qui, parce qu’ils se sentent affaiblis physiquement et psychologiquement, ont décidé de ne pas jeûner car, selon leurs dires, « tous les éléments ne sont pas réunis pour jeûner, c’est un Ramadan triste. Ce n’est pas comme ça que je conçois ce mois de jeûne, j’en ai marre, je suis fatigué. ». Ces propos révèlent une certaine lassitude, voire même une forme de dépression démontrant, s’il en est besoin, que la dimension sociale et conviviale du Ramadan dans les représentations collectives est fondamentale. L’incapacité de se réunir, prier, manger, communier avec les autres, a inhibé chez certains individus toute volonté de jeûner. Autre conséquence liée à la crise sanitaire et à sa mesure de protection phare, le port du masque, certains musulmans se voient dans l’impossibilité, sur le plan professionnel cette fois, de jeûner, en particulier dans les secteurs des métiers de force et/ou de vigilance, car le masque, disent-ils, « constitue une entrave respiratoire rendant le travail insupportable qui engendre un assèchement de la bouche difficilement conciliable avec le jeûne ».

Comme à chaque Ramadan, les réseaux de solidarité sont réactivés pour venir en aide aux plus démunis. Une solidarité d’autant plus nécessaire et éprouvée cette année que la crise économique a fait basculer des milliers de personnes dans la précarité. Les responsables de mosquées et les imams sur Internet, débordés par la situation, font ainsi appel aux dons pour venir en aide aux plus fragiles et pour soutenir les mosquées. En matière d’instruction religieuse en ligne, nous observons également que les traditionnels prêches, les cours théologiques, parfois payants,proposés en particulier par les imams 2.0, sont toujours présents, mais semblent s’adresser à un public dont les préoccupations pragmatiques s’articulent autour du corpus juridique (comment faire ceci, pourquoi ne pas faire cela,…) et tiennent une place prépondérante, selon des méthodes qui s’apparentent parfois aux techniques de bien-être et de développement personnel, comme nous le verrons plus loin.

Sur Internet, de nombreuses initiatives de sermons, des Tarawih sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook et sur Zoom, sont à observer du côté des mosquées, un peu partout sur le territoire, plus particulièrement le vendredi. Là encore, ce sont les acteurs locaux, malgré parfois de faibles moyens, qui se démarquent pour rester connectés avec les fidèles alors que les grandes mosquées, hormis des initiatives des mosquées de Paris, Lyon ou encore Saint-Étienne, sont timidement présentes cette année. Le décor des Tarawih est toujours le même : l’imam, seul, récitant le Coran dans une mosquée vide, rarement accompagné d’une poignée de fidèles masqués et distanciés derrière lui. Si les lieux de culte proposant ce service de Tarawih en ligne est plus important que l’année dernière, il n’en demeure pas moins que l’audience reste faible, quelques milliers de personnes tout au plus, selon les mosquées. A cela, plusieurs raisons probables, en premier lieu un déficit de communication sur la tenue des Tarawih sur Internet et en direct, ensuite des fidèles occupés à prier chez eux, le manque de temps (surtout pour les femmes), ou un simple désintérêt.

Pendant le Ramadan, à l’occasion des prêches, à la mosquée ou sur Internet, les thématiques abordées sont l’appel à la purification, au repentir et à la réformation de l’égo sans céder aux tentations du Mal, en s’appuyant sur un hadith unanimement reconnu comme authentique, « Quand arrive le Ramadan, les portes de la miséricorde s’ouvrent et les portes de l’Enfer se ferment, et les démons sont enchaînés. » Le fidèle est appelé à renouer avec son intériorité, à se rapprocher de Dieu et à lutter contre un danger beaucoup plus menaçant que le Covid, le Diable (Sheitan). Le Ramadan est présenté comme une période vertueuse, un moyen d’accéder au Paradis et de s’éloigner de toutes formes de péchés, causes de l’entrée en Enfer. Les imams et prédicateurs jouent sur le registre de l’émotion, sur un ton apologétique et moralisateur s’articulant sur un système double de gratification-sanction où il s’agirait d’accumuler les bienfaits comme des points, réduisant la vie spirituelle de ce mois béni à une course effrénée aux hassanat[1], une sorte de « Ramathon » des bonnes actions, qui viendraient s’ajouter à la balance des crédits au profit de notre salut éternel. De même, nous pouvons entendre certains prédicateurs exhorter les uns et les autres à « se lâcher, à donner le meilleur de soi », empruntant leurs discours aux méthodes managériales ou de coaching mental. La dialectique employée est celle « de l’investissement, du placement, de donner tout son temps, etc. pour engranger un maximum de points. » Bien entendu, tous les bons points accumulés durant le Ramadan assureraient au fidèle l’accès direct au Paradis. Est-ce par ignorance, par naïveté, par commodité, que certains en viennent à adhérer à une telle narration ? Quelle place est accordée à la réflexion sur la signification du jeûne, à l’introspection, à la méditation… ? Quand bien même, la foi s’exprimant aussi dans les actes, le croyant veuille les multiplier afin d’assurer son salut dans l’Au-Delà, ce bel agir n’a-t-il lieu d’être aussi prégnant en période du Ramadan ? L’homme pieux qui croit au Jugement dernier le craint-il juste durant le Ramadan ? Cette rhétorique n’engage malheureusement pas à sublimer sa foi pour éveiller l’individu à lui-même et à Dieu. Et que dire de cette schizophrénie ordinaire qui, lors des prêches, érige d’un côté le prophète Muhammad en modèle à suivre, et d’un autre côté voit des comportements aux antipodes des valeurs prônées par ce dernier. Des jeunes qui, par exemple, se rendent à la mosquée pour la prière communautaire peuvent, dans la même journée, pratiquer des rodéos sauvages, détériorer des biens publics dans leur quartier et importuner sans vergogne le voisinage. Proches de Dieu quand ils sont à la mosquée et L’oublier au quotidien, dissonance cognitive banale au vu des agissements de certaines et de certains qui pourtant se disent musulmans, ou s’affichent comme tels.

Les imams, malgré leurs prêches, sont ainsi confrontés aux comportements déviants de certains fidèles durant le Ramadan. L’intégration des apprentissages de la foi et de leur application dans la religion pose le problème du déclin de l’autorité au même titre que dans d’autres domaines (famille, école). L’imam est avant tout celui qui dirige la prière, qui intervient dans le domaine de Dieu mais aussi  dans le domaine de la société terrestre. Le prêche du vendredi est d’ailleurs l’occasion d’aborder toutes sortes de sujets concernant la vie dans la cité. Or, à l’occasion de ce Ramadan, dans un contexte anxiogène lié au Covid, si nous avons pu entendre à plusieurs reprises des imams indiquer la licéité du vaccin en période de jeûne, nous avons également entendu ces mêmes imams exhorter les fidèles à se faire vacciner, en louant leur sens des responsabilités, tout en insistant sur les ressorts de la peur et de la culpabilité. Pourtant, l’islam valorise la responsabilité, ce qui suppose que l’homme est libre de choisir entre le bien et le mal, qu’il est lui-même l’artisan de son destin, de sa récompense ou de sa punition éternelle. S’il est une responsabilité, c’est bien celle de l’imam, d’informer, de rassurer et non d’imposer une opinion, qui plus est dans un domaine intime : la santé de chacun. L’islam n’accepte aucune autorité ecclésiastique qui impose des commandements à l’homme ; chacun n’est responsable qu’envers Dieu, par l’intermédiaire de sa conscience. Ainsi, ce qui apparaît comme autonomie serait en réalité hétéronomie[2], plus l’individu se sent libre plus cela démontre qu’il peut être sous emprise. La vérité n’est plus la réalité, ce qui compte c’est le récit.

Pour beaucoup, le mois de Ramadan est vécu comme une période de privations alimentaires. À ce propos, des imams rappellent aux jeûneurs que la motivation du jeûne n’est pas d’accorder plus d’intérêt à nourrir son corps mais plutôt de nourrir son esprit. Le Ramadan est en effet une forme élevée d’adoration qui ramène l’âme à la pureté et au bonheur. Sur les réseaux sociaux, les recettes et les menus de rupture du jeûne prennent le pas sur les contenus religieux. Des « influenceuses », mot très en vogue, proposent des recettes, à destination de femmes en majorité, en recherche d’idées, voire de modèles, pour égayer un quotidien souvent difficile.  À ça s’ajoutent de nombreux vlogs  ou « stories » Ramadan mettant en scène le quotidien de jeûneurs qui, outre la trivialité des contenus, se publient dans une démarche souvent égotique  à des fins mercantiles.

Que peut-on conclure de ce deuxième Ramadan sous confinement ? Que les musulmans de France, à l’image du monde musulman, vivent une crise et sont profondément divisés. D’un côté, des musulmans qui veulent conserver toutes les traditions et les coutumes ancestrales, enracinés à l’islam des origines et, de l’autre, ceux qui nient toutes les valeurs de l’islam, prétendent les abandonner et vivent selon les valeurs occidentales. Dans ce fossé, un syncrétisme mêlant tradition et modernité d’une masse protéiforme de musulmans qui ignore les principes de l’islam mais qui croit les appliquer. Pour beaucoup, la religion est devenue un système d’héritage culturel où elle ne représente qu’une source d’inspiration parmi d’autres de l’autorité morale. Que le Ramadan, dans les représentations, est vécu principalement comme un mois de privations, festif sur le plan alimentaire, pour le plus grand bien du marché halal, toujours aussi florissant et lucratif durant cette période. Que ce mois, pour une grande majorité, est une simple parenthèse temporelle dans leur rythme de vie habituel. Malgré la contrainte du confinement, les musulmans ne sont pas plus en quête de contenus religieux, et que ceux qui profitent de ce temps pour s’adonner à la spiritualité, se centrer sur leur intériorité, restent une minorité. Qu’en grande partie, la forme et l’apparence ont pris le pas sur l’esprit d’adoration et de la sincérité, tendance que même le mois de jeûne n’arrive pas à inverser le reste de l’année. Le marché a engendré un néo-islamisme basé sur un islam pragmatique et identitaire, qui a produit une acculturation en contexte laïque, celle de « vivre en musulman » sans forcément « être » musulman. Sur ce point, le philosophe Henri Bergson rappelle deux sources de la religion, « une religion intérieure, mystique, qui remplit le cœur de l’homme pour l’élever directement vers Dieu, de l’autre une religion sociale qui n’est qu’une forme consciente de l’instinct grégaire et qui n’a d’autre but que de lier l’individu au groupe et à l’espèce. » La culture consumériste a influencé les dynamiques identitaires pour les recomposer en style de vie où il s’agit de montrer que nous faisons partie d’un groupe, les musulmans. L’effet pervers du marché est finalement d’avoir permis à une majorité de musulmans d’assouvir des désirs consuméristes afin d’échapper à la réalité et à ses injonctions sociales, au détriment des valeurs islamiques et ce, même durant le mois béni du Ramadan.

 

Fatima Achouri

[1] Hassanat (pluriel de hassana) : bonnes actions

[2] Hétéronomie : Le fait de ne pas être autonome, de se baser sur des règles reçues de l’extérieur.

 

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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