Sœur Blanche en Algérie, berbérisante et arabisante, Lucienne Brousse, 84 ans, s’est passionnée pour la transmission des langues de ce pays dont elle a épousé l’histoire pendant soixante ans
Comment la petite Lucienne, née en 1930 dans une famille nombreuse de paysans, en ce pays « rouge » du Tarn-et-Garonne, est-elle devenue « Sœur Blanche », universitaire linguiste, auteur ou coauteur de plusieurs livres et méthodes d’apprentissages ?
Cela tient du miracle, sourit-elle aujourd’hui, dans sa robe fleurie à la mode berbère. L’enfant qu’elle était, à 12 ans, pressent « un appel mystérieux », avec déjà l’idée de se consacrer à Dieu. Elle sait juste qu’il faut qu’elle se prépare, le mieux possible, à « servir ».
Et supplie sa mère de l’envoyer à l’école à Moissac.Pour quoi faire ? Cela coûte cher… La directrice des Sœurs de la Miséricorde trouve des bienfaiteurs inconnus pour payer sa scolarité et, en 1944, Lucienne y réussit son certificat d’études.
Les ursulines de Montauban l’accueillent ensuite jusqu’au bac, dans les mêmes conditions, sans qu’elle ait jamais su qui prit en charge « trousseau » obligatoire et pension. En remerciement, le papa apporte régulièrement au couvent des paniers de fruits.
C’est en classe de seconde que tout s’éclaire : dans son livre d’histoire, une photo du cardinal Lavigerie, ainsi légendée : « Il a fondé une congrégation pour prendre soin des orphelines de la famine. » Voilà : elle sera Sœur Blanche en Algérie ! Et prévient les ursulines : « Je ne pourrai pas vous rendre tout ce que vous avez fait pour moi… » « Suivez la voie que Dieu vous proposera ».
Le coup de cœur pour les Sœurs Blanches et l’Algérie
L’été suivant, elle est accueillie parmi les postulantes des Sœurs Blanches, qui lisent en commun leurs constitutions : « Il n’y a qu’une seule classe de sœurs… » Cela la frappe au cœur, elle, fille de communiste ! Dix jours après sa majorité, elle prend l’habit blanc.
Son père ne comprend pas : « Jamais tu ne supporteras d’obéir… » En 1953, avant même d’avoir prononcé ses vœux, elle est envoyée en Kabylie. Les communautés des Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, appelées sœurs blanches à cause de leurs robes d’alors, sont là où le pouvoir colonial n’a pas d’écoles, de dispensaires : « Parce que tous sont dignes d’être instruits et soignés », même dans ces montagnes oubliées.
Jamais d’évangélisation directe : « C’est votre témoignage de vie qui doit faire connaître Jésus », disait Mgr Lavigerie. Et là, raconte Lucienne, « je suis tombée amoureuse… des gens, du pays, des montagnes ». En plus d’enseigner à des filles « avides d’apprendre », elle accompagne la sœur infirmière dans les villages : « Une école formidable pour apprendre la langue. » Elle écoute et retient les expressions, les contes, les proverbes, les berceuses…
Soixante ans d’engagement religieux
En 1954, c’est la guerre. Les Sœurs Blanches, proches des populations, sont prises entre l’armée et les fellaghas ; bien souvent les tirs les obligent à se mettre à plat ventre dans leurs maisons… Durant ces années, au fil des dangers, les écoles fonctionnent par intermittence, le ravitaillement est plus ou moins assuré, les femmes viennent trouver refuge dans les dispensaires. Un Père Blanc est assassiné à proximité, deux autres sont enlevés, une religieuse tuée lors d’une opération.
Ce sont aussi les années où Lucienne met en ordre les connaissances linguistiques acquises sur le tas, et commence à les transmettre. Au Centre d’études berbères féminin, avec une autre religieuse, elles découvrent les nouvelles pédagogies d’apprentissage des langues. Elles ont aussi, déjà, le souci de recueillir et de mettre en valeur les trésors de sagesse et de poésie des femmes, qui s’expriment notamment à travers leurs tatouages venus du fond des âges. Elles notent et dessinent, accumulant des bouts de papiers.
Lorsque l’indépendance est proclamée, les religieuses qui le souhaitent peuvent rentrer en France, mais beaucoup restent, comme Lucienne. En 1965, un décret « d’arabisation » oblige à enseigner l’arabe dans toutes les écoles. Elle, reconnaissant volontiers ses facilités pour la phonétique, se met à l’apprendre. Sur une proposition « impensable » de son évêque, Mgr Henri Teissier, elle fréquente l’université d’Alger, en civil ; et alignera licence, maîtrise, puis études approfondies en France.
En 1971, elle participe à la fondation du centre diocésain des Glycines, où elle enseigne l’arabe avec sa méthode à base de dialogues, dite « Kamal ». Elle sera aussi professeur titulaire de l’éducation nationale au centre culturel français, jusqu’à sa fermeture en 1994 ; et encore au Caire. Viennent les années noires du terrorisme, mais « quand vous êtes ainsi intégrée dans un pays qui vous a adoptée, vous ne l’abandonnez pas pour vous mettre à l’abri ! »
Elle assiste au massacre de deux de ses sœurs de Bab El-Oued ; refusant de s’étendre sur le sujet. En 2013, Lucienne Brousse a fêté son jubilé : soixante ans d’engagement religieux, et autant de présence en Algérie. En rappelant tout ce qu’elle doit à ses amis musulmans, à leur longue amitié spirituelle, dans la fidélité à sa vocation.
La Croix