Quatre années après le début du « Printemps arabe », le paysage régional de février 2015 devrait inciter les analystes à une modestie… raisonnée.
De la puissance de la dynamique contre-révolutionnaire du camp autoritariste d’abord, aux atermoiements des Français dans le choix de leurs partenaires ensuite, jusqu’à l’irrésistible radicalisation jihadiste, aucune des grandes dynamiques à l’œuvre aujourd’hui n’était demeurée totalement extérieure à l’écran des prévisions.
Certaines évolutions ont tout de même été bien moins anticipées que d’autres. De la Syrie au Yémen, les régimes ont fait cyniquement de la division confessionnelle de leurs opposants l’antichambre de la radicalisation sectaire, un même usage cynique pour se protéger d’identiques « menaces démocratiques ».
La France, après une brève incursion dans le camp révolutionnaire, semble mois après mois se rapprocher des vieilles ornières de sa lutte très sélective « contre les islamistes ».
Un État irakien rongé par le sectarisme
C’est en Irak, pays que les bouleversements des années 2000 n’avaient pas complètement protégé d’une poussée protestataire, il est vrai très vite confessionnalisée, que s’est produit le plus mal anticipé des avatars du printemps : l’effondrement politique, institutionnel et militaire d’un État que ses promoteurs chiites, portés au pouvoir par l’invasion américaine, ont, au lendemain de la chute de Saddam Hussein, échoué à reconstruire sur une base autre que sectaire.
Ce vide brutal laissé dans le tissu institutionnel irakien, aggravé par des vides identiques créés par le double affaiblissement du régime syrien et de ses opposants « modérés », lâchés de fait, face à l’ingérence massive de l’Iran, par les faux « amis de la Syrie », a généré un prodigieux appel d’air « jihadiste ».
Cette poussée radicale a pris corps avec l’alliance peu anticipée de pans entiers de la communauté sunnite avec la filière un temps seulement « extrémiste », aujourd’hui politiquement bien plus « centrale » d’Al-Qaïda.
En Irak d’abord, mais également en Syrie puis au Yémen et en Libye, la filière radicale de l’Organisation de l’État islamique (OEI) a bénéficié ensuite de la spectaculaire entrée en scène des laissés pour compte sunnites de plus de 75 nations différentes, tous mobilisés autour de l’utopie fondatrice d’un « sunnistan » enfin libéré.
Le succès de la stratégie confessionnelle très cynique du régime syrien, quoique connue et dénoncée dès les premières heures de la crise, constitue manifestement à ce jour le plus dramatique des dévoiements de la dynamique révolutionnaire.
Des monarchies pétrolières à la posture changeante
Dans le camp de la contre-révolution, la posture changeante des monarchies arabes pétrolières sunnites a elle aussi généré quelques surprises.
Leur prise en compte de la « menace démocratique » domestique, représentée par leurs opposants sunnites, les a ainsi paradoxalement éloignées un temps des classiques exigences de la menace, étrangère celle là, de leurs rivaux chiites.
Si l’Arabie et le Qatar ont identifié, tout comme leurs alliés occidentaux, leurs intérêts à ceux du printemps syrien, l’Arabie – et avec elle les autres monarchies du Golfe – se sont partout ailleurs, en Égypte, mais également en Tunisie et au Yémen, mobilisées ensuite contre la double menace représentée par le potentiel électoral des Frères musulmans ou par l’OEI plus encore que par leur rival iranien traditionnel.
Ainsi Riad n’a-t-elle manifestement rien fait pour freiner la poussée conquérante des alliés houthistes du président yéménite déchu Ali Abdallah Saleh, réduisant l’assise d’un parti (al-Islah, proche des Frères musulmans) dont Riad redoute plus encore les émules sunnites que son vieux rival chiite iranien.
Le repli frileux de la diplomatie française
Si l’occurrence sur le territoire français d’un contre coup terroriste de nos engagements militaires dans le monde musulman faisait de longue date parti du champ des possibles, la violence du choc parisien du 7 et 8 janvier, et l’unilatéralisme unanimiste de la réponse qu’il a engendré le 11, ont contribué à la dégradation de l’image « musulmane » de la France.
Alors que, tirant très tardivement les leçons, tunisienne d’abord, égyptienne ensuite, de son long soutien inconditionnel aux autoritarismes arabes, la diplomatie française avait d’abord opté pour le soutien aux révolutionnaires libyens, elle a bien vite opéré, à l’instar de celle de la plupart de ses alliés occidentaux, un repli frileux sur ses anciennes certitudes « anti-islamistes ».
En Égypte d’abord, trop contente de voir se tourner la page contrariante du président Morsi, elle n’a rien fait pour enrayer le torpillage du fragile processus de transition démocratique. En Syrie, elle a entrepris parallèlement une irrésistible marche arrière qui l’a inexorablement conduite à lâcher de facto, à quelques nuances prêt, une opposition pas assez laïque à son goût.
Après avoir imperturbablement laissé, l’arme au pied, mourir des milliers de membres de la majorité sunnite, privée des armes qui lui auraient permis de contrer la massive ingérence iranienne, les champions français de la laïcité ont soudainement choisi ainsi de rejoindre, aux côtés de l’Iran, les rangs d’une coalition aux accents « anti-sunnites » avérés, pour y voler au secours des seules « minorités ».
La France dans le camp de la contre-révolution ?
En Égypte comme en Syrie, la France apparaît irrésistiblement comme étant de plus en plus clairement installée dans le même camp qu’au Bahrein (où ses livraisons de grenades lacrymogènes continuent à participer au maintien de l’ordre pré-révolutionnaire), c’est à dire celui de la contre-révolution.
Le poison de la confessionnalisation n’y est peut-être pas pour rien. Il est vrai qu’il n’a manifestement pas touché que le camp des acteurs musulmans.
La crise syrienne, que le régime de Damas avait un temps voulu faire passer comme un affrontement entre islamistes et défenseurs de la laïcité, s’étant transformée en un affrontement entre des « islamistes » sunnites d’une part et des chiites (tout aussi « islamistes », Hezbollah en tête) de l’autre.
Mais ces islamistes là ont de facto reçu progressivement le soutien, plus ou moins ostensiblement, par action ou par omission, des puissances occidentales et non plus seulement des « descendants » chiites, irakiens ou iraniens, « de Khomeiny ». Laïques certes, ces dirigeants occidentaux, Européens ou Américains, pour ne rien dire des Russes, sont manifestement un peu « chrétiens » également.
La crise syrienne et ses ramifications innombrables semble révéler qu’au-delà de leurs clivages stratégiques, ils partagent désormais une identique méfiance, ancrée pour une part au moins dans leur imaginaire confessionnel, vis-à-vis de la composante majoritaire, c’est-à-dire sunnite (« les descendants de Ben Laden ») du monde musulman.
En 2015, si l’arme absolue de la contre-révolution a un nom, ce pourrait bien être celui de la confessionnalisation.
François Burgat- L’Obs Le Plus