Allongés sur une natte, à l’ombre d’un bougainvillier, les « Italiens » savourent un verre de lait sucré. Ces Sénégalais partis faire affaire en Italie reviennent tous les ans à la période du Magal. Ils en profitent pour passer quelques semaines avec leur famille, restée à Touba, lieu saint du mouridisme.
Au bout de la rue, là où elle se fait plus passante, on distingue dans un nuage de poussière un enchevêtrement de véhicules, des 4X4, des taxis clandestins, des charrettes, tous bloqués dans un embouteillage dont on a l’impression qu’il ne finira jamais. Comme chaque année, au 18 safar du calendrier musulman (le 1er décembre cette fois-ci) des centaines de milliers de pèlerins, venus du Sénégal et de plus loin encore, convergent vers la ville de Touba pour le Magal, afin de rendre hommage au cheikh Ahmadou Bamba qui y est inhumé. Ces fidèles célèbrent le départ du fondateur de la confrérie mouride, contraint à l’exil au Gabon par la puissance coloniale en 1895. Selon les organisateurs, les pèlerins seraient toujours plus nombreux : 4 à 5 millions de personnes auraient fait le déplacement pour ce 122e pèlerinage, battant tous les records d’affluence.
En 2013, le jour de la fête a même été déclaré férié dans tout le pays. La question faisait débat depuis des années et a été finalement tranchée sous la présidence de Macky Sall. Les relais et lobbies mourides sont puissants dans le pays et les hommes politiques doivent composer avec cette réalité économique et religieuse. Une visite à Touba au moment du Magal est une étape obligée pour un homme politique. Abdoulaye Wade, premier président mouride du Sénégal, s’y est régulièrement rendu, notamment durant les campagnes présidentielles de 2007 et de 2012. Quant à Macky Sall, perpétuant la tradition, il a rencontré, le 30 novembre, veille de Magal, le calife général des mourides.
« Un peu comme par magie »
Loin de la fureur qui règne aux abords de la grande mosquée et des calculs politiques, Mamadou Diam, 59 ans, profite de ses vacances annuelles. Ce mouride de Touba est parti faire fortune il y a trente ans dans la région de Trieste, à la frontière entre l’Italie, l’Autriche et la Slovénie, « un triangle à touristes », raconte-t-il. Au départ, simple modou modou, il vendait des portefeuilles à la sauvette sur les marchés. Aujourd’hui, il expose de l’artisanat sénégalais sur un stand bien en vue. Il devrait obtenir la nationalité italienne en février 2016. « Après trente ans de travail, j’ai deux maisons, une à Dakar, une à Touba, quatre femmes et quinze enfants », énumère-t-il, satisfait.
Mamadou Diam n’est pas le seul de Touba à avoir réussi. Dans son quartier résidentiel de Barou Khoudoss, les rues sont bordées de grandes maisons aux murs blancs comme la sienne. Au volant de son 4X4, Khadim Thiam raconte la même histoire : « Notre réussite personnelle, nous la devons à notre travail, mais ça aurait été autrement plus difficile sans le soutien de la communauté. »
Le bac en poche, le jeune homme, aujourd’hui âgé de 33 ans, obtient une bourse pour aller se former à l’informatique au Japon. « Là-bas, comme à Trieste et comme partout dans le monde, il y a une maison de Serigne Touba [l’autre nom d’Ahmadou Bamba], explique Khadim. Je suis arrivé à Tokyo. C’était tellement difficile. Personne ne parlait français, ni même anglais. Je devais intégrer mon école et trouver du travail. » Il n’a pourtant pas eu le temps de connaître les galères de l’émigration. « Un peu comme par magie, les membres de la communauté m’ont appelé, m’ont rendu visite, m’ont prêté de l’argent. C’est un ami mouride qui m’a trouvé mon premier travail », se rappelle Khadim, reconnaissant.
Après six ans d’études au Japon, le jeune informaticien est revenu pour fonder sa propre société au Sénégal. En partenariat avec une entreprise japonaise, il investit aujourd’hui dans la production d’ampoules basse consommation destinées au marché nippon. Marié, père de famille, l’entrepreneur a lui aussi deux maisons, une à Dakar, une à Touba. Il a créé depuis peu un parti politique, l’Alliance pour la réforme et le développement, afin d’« apporter une pierre à l’édifice de son pays ».
« Un modèle de plus en plus florissant »
Le travail, l’argent, la réussite sont au cœur du mouridisme, deuxième confrérie soufie du Sénégal après les tidjanes. « Elle fonde son éthique du travail sur les préceptes énoncés par le cheikh Ahmadou Bamba, qui a repris un hadith du prophète Mahomet : “Travaille pour cette vie comme si tu devais être éternel et travaille pour l’au-delà comme si tu devais mourir demain” », explique Felwine Sarr, professeur de religion à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis-du Sénégal.
Chez les mourides, qui représentent environ 30 % de la population sénégalaise, il n’y a pas de dichotomie entre le temporel et le spirituel. Le travail est considéré comme une forme de prière. De cette pensée découle l’organisation sociale et économique de toute une communauté.
« L’économie mouride est le produit de relations authentiques, qui sont en elles-mêmes une valeur. Par exemple, vous commencez un commerce, on vous prête de l’argent, vous avez à votre disposition un capital sans coût, vous économisez les frais de banque, poursuit Felwine Sarr. Le modèle fonctionne et il est de plus en plus florissant. »
Au départ, l’activité mouride était basée sur la culture de l’arachide pendant la période coloniale, puis a été étendue aux secteurs du commerce, des transports, du BTP. « Tout cela relève de l’économie informelle, qui emploie 60 % de la population active au Sénégal », continue l’universitaire.
« Le cheikh a résolu le problème de classes. Peu importe que tu sois bourgeois ou pauvre, nous sommes tous des businessmen », raconte Helage, ami de Khadim, converti au mouridisme depuis l’âge de 16 ans. « On gagne de l’argent puis on le donne au marabout. Chacun selon ses possibilités. C’est le principe de l’adiya, le cadeau en arabe, s’enthousiasme ce bijoutier, aujourd’hui établi à Abidjan, en Côte d’Ivoire. La communauté de là-bas envoie environ 12 millions de CFA [18 000 euros] chaque année au calife de Touba. »
« Usage discrétionnaire »
Ce système économique fondé sur une cotisation des fidèles et une allégeance aux marabouts, les fils et petit-fils de Serigne Touba, ne convainc pas tout le monde. « Est-ce que tu sais comment le mara dépense ton argent ? Bien sûr que non ! Tu crois quoi ? Tu crois que tu fais un don à une ONG ? », s’étrangle Astou, une Dakaroise de famille mouride et pourtant très réservée sur le fonctionnement de la communauté.
L’absence de transparence sur les flux financiers n’inquiète nullement les fidèles. « Personne ne pense en ces termes-là. Le marabout fait un usage discrétionnaire de l’argent qu’il reçoit. Il y a des travaux à mener à Touba, des mosquées à construire, une communauté à nourrir », détaille Felwine Sarr.
Il n’y a pas là matière à discussion, selon Khadim et Helage. Aux yeux du disciple, la baraka, les bienfaits spirituels accordés par le maître maraboutique sont incommensurables. « Plus tu donnes, plus tu reçois, car tout ce que tu donnes, cheikh Bamba va le multiplier Inch’Allah ! »
Autre source financière de l’économie mouride : le Magal. Cette fête religieuse, la plus importante au Sénégal, repose sur le principe de bernedé et implique que les pèlerins doivent être nourris et hébergés gratuitement durant leur séjour à Touba.
Selon les organisateurs, les retombées économiques sont immenses, surtout depuis que le Magal a été déclaré jour férié. « Même s’ils sont accueillis, les pèlerins consomment, utilisent les transports. On estime que les commerçants de Touba réalisent 50 % de leur chiffre d’affaires annuel pendant le mois de la fête », assure Serigne Abo Sall, trésorier du Magal et petit-fils de Serigne Touba.
Cependant, le temps du Magal, le reste du pays tourne au ralenti. Le ministère de l’économie a dépêché cette année une trentaine de chercheurs sur le terrain pour évaluer l’impact économique de ce jour chômé, à Touba et dans le reste du pays. Leurs conclusions devraient être rendues publiques d’ici la fin de l’année.
Le Monde Afrique