Quiétistes, politiques, djihadistes : qui sont les salafistes ?

Les salafistes défendent une vision littéraliste et ultra-conservatrice de l’islam. Pour autant, sont-ils tous dangereux ? Que défendent-ils ? Entre approche sécuritaire et liberté de croyance, quelle politique adopter à leur encontre ? Rencontre avec Samir Amghar, sociologue spécialiste du salafisme.

Le salafisme, du terme as-salaf (pieux prédécesseurs), prône un retour à l’islam des origines. Les salafistes se réclament de savants comme Ahmad Ibn Hanbal (VIIIe-IXe siècles), Taqî ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (XIVe siècle), mais surtout du prédicateur Mohammed Ibn Abdelwahhab (fin du XVIIIe siècle). Les enseignements de ces trois érudits sont-ils semblables ?

Les contextes des prédications d’Ibn Hanbal, Ibn Taymiyya ou Ibn Abdelwahhab sont différents, mais ces trois théologiens ont vécu dans une situation politique instable. Se réclamer de la salafiyya (la « tradition »), c’est se réclamer de la lecture et de la compréhension des compagnons du Prophète, considérés comme étant les meilleurs des musulmans, et ceux qui ont le mieux appliqué l’islam. Pour le salafisme, il est nécessaire de revenir à une version puritaine et littéraliste de l’islam pour résoudre les problèmes que peuvent connaître les sociétés musulmanes.

Nombre de musulmans critiquent cette approche salafiste, qui donnerait trop d’importance aux textes, au détriment du contexte et de l’esprit…

Le salafisme contemporain fonde sa légitimité religieuse sur une approche au pied de la lettre des versets coraniques et de la tradition prophétique. On part du principe que l’islam est certes apparu dans un contexte tribal, mais que son caractère universel et transcendant le rend immuable. Il s’applique quels que soient le temps et l’espace dans lequel on se trouve. L’idée d’adapter le texte au contexte, de tenir compte de la modernité ou de la situation des musulmans de la diaspora ne passe pas chez les salafistes, car ils font une lecture intégrale de l’islam.

Le mouvement salafiste est d’une grande diversité, mais trois courants principaux se dégagent : salafisme quiétiste, salafisme politique et salafisme révolutionnaire (djihadisme). Quelles sont leurs divergences ?

Le salafisme quiétiste est ultra-orthodoxe, ultra-conservateur, avec une approche littéraliste de l’islam. Il s’intéresse particulièrement à la prédication et à la formation religieuse, mettant l’accent sur l’éducation islamique. Ses fidèles partent du principe que les musulmans pratiquent un islam galvaudé, et qu’il est important de les appeler au « véritable islam ». Particularité du salafisme quiétiste : il ne s’intéresse pas aux questions politiques. Il est également non-violent : un certain nombre de figures du salafisme mondial ont émis des fatwas condamnant les actions menées par Al-Qaïda ou l’État islamique.
Le salafisme politique reprend la lecture religieuse du salafisme quiétiste, mais prône la nécessité de s’organiser en partis politiques. L’archétype même de ce salafisme politique est le parti salafiste An-Nur (le Parti de la Lumière), en Égypte. Enfin, le salafisme révolutionnaire partage l’approche littéraliste et ultra- conservatrice du salafisme quiétiste, mais considère que le changement passe non pas par l’éducation religieuse, mais à travers l’action armée et l’usage de la violence. Ces trois mouvements entretiennent des relations dans la mesure où ils partagent une matrice idéologique commune, mais divergent sur les modalités du changement social. De plus, ils se jettent mutuellement l’anathème. Salafistes quiétistes et salafistes révolutionnaires s’accusent l’un l’autre d’errance ou d’égarement théologique.

Comment le salafisme s’est-il exporté dans les pays occidentaux ?

En Europe, le phénomène a émergé à la fin des années 1990, avec la conjonction de deux phénomènes : d’abord, l’arrivée de certains militants appartenant à l’aile salafiste du Front islamique du Salut. Actifs en Algérie à cette époque, ils ont décidé de poursuivre leur activité politique en Europe, car ils étaient réprimés dans leur pays d’origine. Deuxième phénomène : le retour d’étudiants, nés en Europe, après un cursus universitaire en sciences islamiques dans des universités saoudiennes, notamment à l’université de Médine. La venue régulière de théologiens salafistes de la Péninsule arabique pour donner des conférences en France et en Europe a également participé à l’enracinement progressif du salafisme.

Comment s’est-il implanté dans la communauté musulmane ?

La prédication salafiste s’est implantée à la faveur du déclin progressif des formes traditionnelles d’encadrement islamique dominantes dans les années 90 : l’organisation du Tablighi Jamaat, mouvement d’origine indo-pakistanaise, et les Frères musulmans, actifs dans les milieux d’immigrés européens, et notamment français.

Les quartiers défavorisés sont-ils un terreau favorable à cette prédication ?

Oui, pour plusieurs raisons. Dans les années 90, le salafisme recrutait prioritairement des personnes issues de l’immigration musulmane, de la deuxième génération. Bien souvent, des individus issus des classes populaires, vivant dans une précarité socio- économique. L’islam permettait de donner du sens à des individus qui l’avaient perdu.

De nombreux convertis à l’islam se tournent vers le salafisme…

Il existe des convertis dans d’autres mouvements d’islamisation, mais en proportion beaucoup moins importante que dans le mouvement salafiste. Entre 25 et 30 % de personnes fréquentant des mouvances salafistes sont des convertis. Quand on parle des convertis, on parle souvent des métropolitains blancs. Or, on s’aperçoit que les salafistes recrutent également parmi d’autres figures du converti : en France, des personnes originaires des départements d’Outre-mer (Réunionnais, Martiniquais, Guadeloupéens…), d’Afrique de l’ouest et d’Afrique centrale. En Grande-Bretagne, un certain nombre de Jamaïcains se sont tournés vers l’islam, notamment vers le salafisme. Au Canada ou aux États-Unis, c’est le cas de beaucoup d’Afro-américains et d’Haïtiens.

La barrière entre salafisme quiétiste et djihadisme est-elle poreuse ?

Dans les années 80, il existait une Pax Islamiya : des groupements religieux pouvaient travailler pour le même objectif. Mais la Guerre du Golfe (1990-1991) a entraîné un éclatement des différentes tendances. Les salafistes politiques et révolutionnaires se sont opposés à l’intervention, considérant que l’arrivée des troupes américaines sur le territoire saoudien constituait une remise en cause du territoire sacré de l’islam. Les salafistes quiétistes, quant à eux, étaient favorables à l’arrivée des troupes américaines pour combattre l’armée irakienne de Saddam Hussein.
À partir de ce moment-là, les djihadistes ont critiqué l’Arabie saoudite et ses théologiens, considérés trop proches des Américains et d’Israël. Depuis cette date, il est très difficile pour un salafiste quiétiste de basculer vers la radicalisation violente.

Qu’en est-il du basculement du salafisme politique au djihadisme ?

Il existe une sorte d’appétence entre les deux. Exemple : en Belgique, le Parti des Jeunes musulmans et le Centre islamique de Belgique étaient dirigés par le franco- syrien Bassam Ayashi et par un converti belge, Jean-François Abdullah Bastin. Ils défendaient le salafisme à travers une logique d’élections. Une bonne partie des personnes ayant fréquenté ces structures ont finalement basculé vers le salafisme révolutionnaire. Le fils d’Abdullah Bastin, Muhammed el Amin Bastin, était suspecté d’être lié aux auteurs des attentats-suicides d’Istanbul de novembre 2003. De son côté, Bassam Ayashi est parti combattre le régime de Bachar el-Assad en Syrie. Son fils, parti lui aussi, est mort au sein d’une brigade djihadiste.

Comment lutter contre les processus de radicalisation ?

Il est nécessaire de mobiliser un contre-discours, des arguments religieux pour déconstruire l’idéologie djihadiste. On peut s’appuyer sur les salafistes quiétistes, car ceux-ci critiquent fortement le djihadisme. Les processus de radicalisation se nourrissent également d’une frustration politique. Certains individus ne peuvent pas exprimer leur engagement politique au nom de l’islam autrement que par la violence. En le faisant par des moyens légaux, ils se font immédiatement arrêter. Il serait peut- être important de laisser les individus contestataires s’exprimer tant qu’ils le font dans un cadre légal, dans des sit-in ou manifestations, au nom de la liberté d’expression. Car plus on verrouille, plus on incite les individus à se radicaliser.

Les musulmans français ont-ils un rôle à jouer pour faire entendre une autre voix de l’islam?

Il ne faut pas considérer que les musulmans aient un rôle central à jouer. Cela doit être fait par l’ensemble de la société civile. L’État doit mettre en place des programmes de lutte contre la radicalisation, mêlant à la fois une politique répressive et une stratégie de dialogue politique avec les djihadistes. Le tout-sécuritaire ou la volonté de répondre par les coups à l’État islamique peuvent être intéressants, mais atteindront rapidement leurs limites.

Face aux discours salafistes venus d’Arabie saoudite, ne manque-t-on pas d’imams ou de savants musulmans nés en France et élevés dans la culture française ?

Si un certain nombre d’imams sont dans cette logique, ils restent minoritaires et n’ont pas d’audience auprès de la population musulmane, notamment auprès des jeunes. Il faut abandonner l’idée que, pour lutter contre les processus de radicalisation, il faille définir par le haut ce que l’on considère comme le bon islam : un « islam modéré », un « islam des Lumières », etc. Les formes les plus orthodoxes de l’islam en France sont hypernormées et conservatrices, mais s’accommodent parfaitement de la question de l’adaptation des musulmans en France. De plus en plus de musulmans de la deuxième génération, appartenant aux classes moyennes et supérieures, sont très conservateurs, mais se sentent parfaitement français, tant sur le plan politique que culturel.

Est-ce également le cas des salafistes ?

Oui, de plus en plus de salafistes considèrent qu’il est important de se soumettre aux lois françaises. Exemple : l’imam de Brest, Rachid Abou Houdeyfa, défend un islam ultra-orthodoxe. Mais il explique aux fidèles que, s’ils sont musulmans, ils sont également Français et doivent s’intégrer à la société, tout en revendiquant leur différence religieuse. Lors de son sermon du vendredi, il a rappelé que les attentats du 13 novembre n’avaient rien à voir avec l’islam, qu’il fallait s’unir pour lutter le djihadisme, ce « cancer » de l’islam. Qu’il fallait lutter contre la bipolarisation de la société entre musulmans et non-musulmans. S’il est très conservateur, cet imam en appelle aussi aux valeurs de la République. Ultra-orthodoxe et citoyen, les deux peuvent aller de pair.

 

Le Monde des Religions

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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