François Burgat : la violence politique, «facteur ultime de la radicalisation jihadiste»

     La théologie de guerre, élaborée par Qutb et laissée en héritage à Abdessalam Faraj, puis à Aïman al Zawahiri, Ben Laden et la dernière génération des «jihadistes» participe bien évidemment de la compréhension de leur génération.

Encore faut-il lui poser les bonnes questions ; ne pas confondre effets et causes, référentiel idéologique et programmes politiques, exemplarité de la trajectoire de Qutb et «paternité» ou a fortiori « causalité » de la radicalisation islamiste.

L’éclairage qu’apporte la contextualisation de la radicalisation de Qutb au début des années 1960 est doublement important : il révèle les vrais ressorts de cette radicalisation, plus politique que sectaires.

Chez Qutb, d’une œuvre contrastée, étroitement liée aux turbulences de son temps, on a en effet retenu aujourd’hui que l’ultime formulation, radicale, de son idéologie, et occulté l’itinéraire qui a donné son sens et sa nécessité, voire son urgence, à cette «guerre des mots de Dieu» déclenchée contre les siens.

Masquée par les catégories qui expriment la radicalisation de sa pensée, les ressorts humains et politiques de cette radicalisation ont rarement été mis en lumière comme il le faudrait.

La politique, un facteur occulté dans le jihadisme

La contextualisation de la rupture qutbiste permet ensuite de comprendre que c’est la persistance des mêmes facteurs politiques qui, davantage que sa force idéologique intrinsèque, assure la «validité» de cette rhétorique radicale aux yeux d’une partie des générations suivantes.

Elle montre que ce n’est pas la seule force des mots et des formules qui auraient «contaminé» les cerveaux d’une génération, mais bien une identique violence dont, pas plus que Qutb, ils ont été abrités, qui les conduit à partager ses convictions.

En effet, la violence qui a nourri la pensée de Qutb est pour l’essentiel la même que celle qui a nourrie, 20 ans plus tard, la radicalisation – fort lente au demeurant – de Ben Laden ou, 30 ans plus tard, celle de Mohamed Atta.

L’histoire réelle laisse peu de place à la thèse d’un repli purement sectaire qui aurait «corrompu» des esprits saints, par les seules vertus néfastes des «opuscules» ayant circulé «par la faute» de la technologie de Gutenberg (déjà dénoncée en son temps) puis, après, par les cassettes, dont tant d’ «experts» ont voulu croire, et faire croire au monde, qu’elles «expliquaient» la rapidité avec laquelle se déployait la contestation islamiste des années 1990, enfin «par la faute» d’Internet, placé aujourd’hui à son tour au cœur de toutes les explications et honoré lui aussi de toutes les responsabilités qu’il ne porte pas.

Israël, l’ennemi éternel des jihadistes ?

Si les descendants de Qutb trouvent attirantes les catégories de sa «théologie de la libération » c’est avant tout parce qu’ils sont confrontés au même déni de représentation et aux mêmes dysfonctionnements politiques nationaux et régionaux que ceux qui ont poussés Qutb à se couper du monde.

Comme pour Ben Laden et pour Atta, l’irruption de l’État hébreu et des puissances occidentales dans le jeu politique interne de la région tient une place essentielle dans ce processus. Qutb est contemporain de la création de l’État d’Israël, de la première défaite arabe, de l’expédition tripartite de Suez en 1956.

A tous ceux qui croient pouvoir affirmer contre toute évidence que le conflit israélo-arabe est étranger à la présente radicalisation islamiste rappelons que Ben Laden expliquera que c’est en contemplant les images de l’artillerie israélienne canonnant les tours du sud de Beyrouth en 1982 qu’il conçut le projet de frapper un jour de manière semblable l’État hébreu et ses soutiens.

La répression, assortie de torture, et le refus de la politique au profit de la violence par les acteurs étatiques nationaux et étrangers de l’actualité moyenne orientale sont déjà au cœur de ce processus.

La torture comme aiguillon politique

Qutb et ses héritiers se sont dressés contre ce qu’ils ont perçu comme l’alliance entre les puissances étrangères à la fois dominatrices et cyniques, discréditées dans leurs valeurs, ayant réussi à soumettre des élites autochtones elles-mêmes manipulatrices et dictatoriales.

La répression et la manipulation de la violence par le pouvoir font déjà partie de cette recette. La «torture inhumaine» – cette torture même que les États-Unis sous-traitent cyniquement jusqu’à aujourd’hui à leurs fidèles alliés égyptiens – subie par Qutb comme par Zawahiri, côtoyée par Ben Laden et Atta, apparaît bien en dernière instance, comme l’un des facteurs ultimes de leur radicalisation à la fois sectaire et politique, «théologique» et «stratégique»

 

Zaman France

 

 

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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