On entend souvent dire qu’une « bonne mort », c’est une mort sans souffrance, naturelle et accompagnée par les « bons » mots et les « bons » gestes des vivants. Habituellement conçue comme ouvrant sur l’au-delà, la mort nécessite tout un réseau de gestes d’accompagnement et reste un moment douloureux que la société redécouvre et se réapproprie pour mieux y faire face. Même si les Français préfèrent mourir chez eux, c’est à l’hôpital qu’ils meurent en majorité, au sein d’un secteur public qui se dégrade depuis la loi sur les 35 heures et malgré les plans hospitaliers de 2002, 2007 et 2012. Le patient en fin de vie est victime de cette détérioration et son accompagnement vers le processus naturel qu’est la mort n’est plus assuré efficacement, en raison notamment d’un personnel usé par les restrictions de budgets et d’effectifs, mais aussi par un manque de formation dans le domaine des soins palliatifs, en particulier dans le domaine spirituel. De fait, les infirmières sont souvent les seules à accompagner les mourants à l’hôpital. Intermédiaires et exécutantes des prescriptions médicales, elles sont aux yeux des malades et de leurs proches les personnes censées savoir expliquer ce que le médecin ne leur a pas dit clairement. Dans ce contexte difficile et éprouvant, la quête de spiritualité et de sens est primordiale chez les nombreux malades pour qui la présence réconfortante d’aumôniers hospitaliers est nécessaire.
La mort en quelques chiffres :
En islam, l’agonie est vécue comme une épreuve prescrite par Dieu et le rôle de l’entourage consiste à aider le mourant à admettre la réalité de son état et à s’y résigner. La tradition musulmane veut que celui qui s’en va soit très entouré. Aucun musulman ne devrait mourir sans une présence religieuse mais cela est loin d’être le cas au sein de l’hôpital public. Lorsque le décès est pressenti, les soignants informent les proches mais ce n’est pas toujours la réalité, malheureusement.Combien de malades musulmans meurent seuls dans leur chambre sans avoir eu un entourage qui les a aidés à se tourner vers la Mecque, sans pouvoir leur lire, en cas d’agonie, la sourate Yasin (sourate 36), sans leur tenir l’index vers le ciel afin de prononcer la chahada, profession de foi islamique, afin qu’ils puissent être accueillis dans l’au-delà ? Combien de familles sont confrontées à une véritable galère pour trouver un aumônier qui les accompagne dans cette douloureuse épreuve ?
Depuis 2006, les aumôniers officient dans les hôpitaux français pour apporter une aide spirituelle aux patients musulmans et accompagner le corps soignant. La loi de 1905 prévoit en effet que les services d’aumônerie « peuvent » être financés par des fonds publics. Le conseil d’administration de l’hôpital fixe l’effectif des aumôniers, qui peuvent exercer en tant que contractuels ou bénévoles, de façon permanente ou temporaire. Avec une communauté musulmane importante (estimée entre 4 et 6 millions), il faut faire face à une demande croissante des familles, qui se heurtent à un manque criant d’aumôniers hospitaliers sur le plan national, globalement une centaine en poste, qui ne comptent plus leurs heures et se voient contraints de faire appel à des bénévoles face à la détresse des familles et à une demande très importante. Cette pénurie sur le plan national est donc pesante par faute de financements notamment. Si l’Église catholique et la Fédération protestante subventionnent une partie de leur aumônerie hospitalière, l’aumônerie musulmane ne reçoit aucun financement de la part des autorités cultuelles telles que le CFCM[1]. A titre d’exemple, dans la région parisienne, qui compte environ 2 millions de musulmans, il n’y a que 12 aumôniers salariés pour les 43 hôpitaux de l’APHP[2] là où l’aumônerie catholique en compte une quarantaine. « Les conditions minimales ne sont plus réunies pour que nous puissions continuer à prendre en charge nos patients, tous, sans discrimination, dans la dignité » déclaraient en claquant la porte de l’hôpital Saint-Antoine il y a quelques mois certains médecins du service de médecine interne. Cette difficile réalité touche les malades jusqu’au au seuil de leur mort et ne permet plus au fidèle de quitter cette terre selon sa volonté. Dans ce contexte, il est urgent pour le CFCM de hiérarchiser les problèmes rencontrés au quotidien par les musulmans et la mort à l’hôpital est à reconsidérer en terme de moyens, étant donné que c’est là où les Français meurent en majorité. Le CFCM, qui existe depuis plus de dix ans et dont c’est l’une des missions, doit être en mesure de tout mettre en œuvre pour que les fidèles qui meurent à l’hôpital ne le soient plus dans la solitude. S’occuper des carrés musulmans est une chose certes nécessaire, mais accompagner le patient musulman vers la mort pour lui permettre de partir dignement est primordial.
A l’heure où la surenchère laïque est de bon ton pour stigmatiser en permanence la communauté musulmane, laquelle ne menace pas les acquis en matière de liberté de conscience, la laïcité doit aussi faire l’objet d’un réexamen en terme d’efficacité dans son volet pratique. Les pouvoirs publics, religieusement neutres, doivent garantir la liberté religieuse de tous les cultes alors qu’ils ne disposent pas en réalité de la même visibilité sociale, ni ne bénéficient de supports institutionnels stables. Il s’agit avant tout de réfléchir aux moyens de passer d’une égalité théorique en droit à une égalité pratique en fait. Il en va de la capacité de l’islam à s’adapter dans un contexte non musulman mais c’est également un défi important pour une certaine idée de la laïcité entendue comme un équilibre relationnel entre l’État et toutes les religions. Cela devra passer par la prise en compte de la réalité confessionnelle de la communauté musulmane dont la pratique liée à la mort en est une, et permettre ainsi au croyant de ne pas rompre avec sa spiritualité dans un moment aussi crucial de son existence.
[1] Conseil Français du Culte Musulman
[2] Assistance Publique des Hôpitaux de Paris