L’exorcisme au Maroc, entre islam soufi et charlatanerie professionnelle

Le débat sur l’exorcisme est étroitement lié à la situation des malades mentaux au Maroc.   Manque d’éducation, croyances populaires et charlatanisme… Au Maroc, les ingrédients sont réunis pour que les dérapages autour des pratiques exorcistes, pourtant encadrées par l’islam, fassent régulièrement la une des journaux. Mais les autorités commencent à se saisir du phénomène. Décryptage.

Atteinte d’une déficience mentale, une Marocaine de 40 ans est décédée le 8 mai dernier, battue à mort lors d’une séance d’exorcisme à Tétouan, dans le village de Doaur Ben Salah. Son mari avait fini par interpréter son comportement comme étant celui d’une femme possédée. Un drame qui a réveillé le vieux débat sur la sorcellerie au Maroc. Ce qu’il faut savoir sur cette question en sept points.

  • Quels sont les rituels pratiqués dans le cadre d’un exorcisme ?

On distingue deux grands types de rituels. Le premier réside dans l’incantation thérapeutique des versets du Coran, la roqya. Le second est, lui, plus physique et proche de la médecine traditionnelle. Il consiste surtout en la préparation de talismans, des quteb, (des protections) réalisées à base d’herbes réputées salvatrices, d’organes ou de peaux d’animaux, voire mêmes de restes d’humains. Dans les souks, les commerçants exposent notamment des dizaines de produits en poudre dans des bocaux avec des étiquettes indiquant les maux ciblés, des ulcères aux hémorroïdes en passant par la possession.

  • Quelles sont les origines de ces rituels ? 

L’exorcisme et la sorcellerie pratiqués au Maroc et au Maghreb puisent leurs racines dans plusieurs sources, dont la première est relative aux pratiques bédouines de l’Arabie préislamique. La culture berbère a elle aussi développé ses propres rites, dans le cadre de coutumes locales s’inspirant de codes empruntés à l’ésotérisme helléniste. La tradition islamique souffie, apparue au VIIIe siècle, imprégnée de rites et d’incantations encourage la croyance aux esprits et aux pouvoirs mystiques. Ainsi, au Maroc, les esprits revêtent une grande importance, et pas seulement dans les milieux pauvres et peu éduqués. Une étude réalisée en 2012 par le « Pew Research center », un institut américain, indique qu’au Maroc, 86% de la population dit croire aux esprits, plus que dans tous les pays ayant pris part à l’enquête (Russie, Bosnie, Albanie, Turquie, Malaisie, Indonésie, Pakistan, Tunisie, Liban, Égypte, Jordanie, Irak)

Une croyance bien enracinée qui fait dire à tort que les Marocains seraient des « maîtres en sorcellerie » alors même que ces pratiques sont répandues dans toutes les cultures. Le site Yabiladi rapporte ainsi les cas d’un journaliste libanais ou d’une de ses consœurs égyptiennes qui dénonçaient la puissance de la sorcellerie dans le royaume. Une image qui peut nuire à la réputation du Maroc.

  • Que dit le Coran ?

Le Coran, comme la Bible, reconnaît l’existence des démons, des djinns, de créatures de feu invisibles à l’humain, extrêmement puissantes. Mais les savants sont unanimes : la sorcellerie est formellement condamnée en Islam. Pour guérir le malade, possédé par un djinn, le Coran recommande la roqya, la lecture des versets du Coran. L’écoute par le malade des saintes sourates serait à même de le soulager et de le guérir de son mal. « Nous révélons du Coran ce qui comporte une guérison et une miséricorde pour les croyants », rapporte la sourate 17, Al Isra (Le Voyage nocturne).

Enfin, l’islam légitime certaines pratiques de guérison par des quteb purs, sur lesquels sont inscrits des versets du Coran, ou par l’utilisation de certaines herbes, auxquelles des hadiths rapportent que le Prophète avait recours. « Le jujubier par exemple est réputé bienfaiteur », assure l’enseignant en sciences islamiques Karim.

 

  • Qui est habilité à dispenser ces séances de guérison ?

Pour réaliser une roqya, trois conditions sont nécessaires : « une très bonne connaissance du Coran, l’intention sincère et la soumission à Dieu », explique Karim. Les deux dernières conditions étant difficilement perceptibles, n’importe qui peut s’improviser guérisseur, dès lors qu’il connaît quelques versets du Coran. Un système qui fait évidemment le jeu des charlatans. Beaucoup travaillent ainsi sous l’étiquette d’imam pour pratiquer de la sorcellerie bannie par l’islam. Certains vantent leur pouvoir de communication avec les djinns, et parent leurs rites « manuels » d’incantations religieuses perçues comme gage de sincérité. Les techniques orales, de roqya et les pratiques manuelles s’entremêlent donc. Et parmi elles, certaines sont autorisées, d’autres non. Difficile donc, pour une personne mal informée, de voir clair dans le jeu des guérisseurs.

  • Que reproche-t-on aux rites d’exorcisme ?

Beaucoup mettent en garde contre les abus perpétrés par les fouqaha (savants), les marabouts ou les imams qui profitent de la naïveté et de la crédulité de personnes désemparées. Le psychiatre Mouhcine Benyachou pointe de nombreuses dérives. « Le profil des charlatans est très intéressant : ce sont des manipulateurs, souvent très intelligents, qui s’amusent de la naïveté des autres pour leur soutirer un maximum d’argent ». Une consultation peut varier de 500 à 5 000 dirhams, selon la notoriété et la « complexité » du « patient ». Le psychiatre donne l’exemple, d’un vieil homme réputé « imam » dans le village de Martil à Tetouan, à qui on attribuait le pouvoir de faire expier à l’âme ses pêchés à travers un nettoyage des yeux, dont il prétendait faire ressortir des substances nocives. Il s’est avéré plus tard, que le vieil homme, par un procédé dit « magique », introduisait en fait lui-même du sable dans les yeux de ses patients pour le faire ressortir ensuite.

Des escroqueries auxquelles s’ajoutent des situations fréquentes de maltraitance. Certains imams ou fqih, vont jusqu’à frapper une personne jugée « possédée » avec des bâtons ou directement à la main, pensant atteindre le djinn qui la possède. Les pleurs et cris de la victime sont interprétés comme les ricanements et les provocations du djinn. D’autres préfèrent verser de l’eau chaude sur le « patient » au risque de lui occasionner des brûlures parfois mortelles. « Et on ne compte plus les cas d’attouchement sexuels et de viols perpétrés par ces charlatans », ajoute Karim qui revient sur le cas de cette jeune femme venue le voir, en larmes. Devant son mari, un charlatan se présentant comme imam avait prétexté une roqya pour abuser d’elle…

  • Que prévoit la loi marocaine ?

La sorcellerie est condamnée par une contravention, sur la base des articles 609 et 610 du Code pénal. En cas de décès, suite à la consommation d’un produit fourni par un marabout, l’acte est considéré comme un homicide involontaire. Dans les cas extrêmes, de viol ou de mort, des enquêtes sont ouvertes. Mais dans les faits, les empoisonnements par les herbes ou potions sont rarement dénoncés, les séances se déroulant souvent dans un cadre familial, ce qui n’encourage pas les victimes à porter plainte. Le Docteur Benyachou proteste : « Le gouvernement marocain doit protéger son peuple, et interdire ces charlatans ». 

  • Quelle prise en charge des malades mentaux ?

Le débat sur l’exorcisme est étroitement lié à la situation des malades mentaux au Maroc. Plutôt que de recourir à un médecin, les populations peu éduquées ont le réflexe de se tourner d’abord vers un imam ou un marabout. Chaque cas est en général interprété selon trois diagnostics : la possession (meskoun), le mauvais œil (eyn) ou la sorcellerie (shor). Des cas aussi différents que l’homosexualité, le refus du mariage, l’anorexie, l’hystérie, l’épilepsie ou la schizophrénie sont ainsi considérés comme des symptômes de possession ou de sorcellerie. Mais le recours à l’exorcisme empire souvent le cas des victimes, comme l’explique le docteur Benyachou. « Ce qui est important, c’est d’extérioriser la souffrance, alors que l’imam ou le marabout introduisent chez la personne l’idée selon laquelle elle est possédée, ce qui peut entraîner des dégâts psychiques énormes »  

« Le constat est dramatique sur le plan mental, et c’est le cas dans tous les pays arabo-musulmans ou ceux qui sont en sous-développement dans les secteurs psychologique et psychiatrique », affirme le docteur Benyaouchou. Un rapport du Conseil national des droits de l’homme publié en 2013 recensait 131 médecins psychiatres privés et seulement une vingtaine d’hôpitaux spécialisés dans le royaume. Une carence en termes d’infrastructures qui favorise la prise en charge des personnes considérées comme « mentalement atteintes » par leur famille ou par des structures d’enfermement, à l’instar du mausolée de Bouya Omar dans la région de Marrakech.

Derrière les hauts murs du mausolée, des « malades » rejetés par la société – drogués, schizophrènes ou même homosexuels – sont attachés, attendant que les pouvoir du saint Omar les délivrent de leurs djinns. « Les malades sont enchaînés, voire affamés et battus, au point que cela ressemble à un « Guantanamo marocain », fustige Mohammed Oubouli, de l’Association marocaine des droits humains. Le ministre de la santé Houcine El Ouardi a d’ailleurs annoncé la fermeture du mausolée, bouleversé après une visite au cours de laquelle un vieillard enchaîné lui aurait demandé s’il était « malade ou prisonnier » rapporte TelQuel.

Mais face à la dénonciation de plus en plus virulente des souffrances mentales par la société civile, et la prise de conscience progressive de la population, sensibilisée aux dangers des pratiques d’exorcisme le gouvernement marocain a entamé l’année dernière un vaste programme de mise à niveau, en érigeant la santé mentale comme une de ses priorités. D’ici à 2016, le Royaume prévoit ainsi de se doter de trois nouveaux hôpitaux régionaux spécialisés, et s’est engagé à former 30 psychiatres ainsi que 185 infirmiers spécialisés. « Développer des infrastructures de qualité est la meilleure solution pour contre-attaquer le business des marabouts », conclut le docteur Benyachou.

 

Jeune Afrique

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

Nos services s'adressent aux organisations publiques et privées désireuses de mieux comprendre leur époque.

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