Liban : les sunnites ultras de Tripoli appellent au jihad contre l’armée libanaise

On aurait dit que la rue sunnite s’est donné rendez-vous hier aux quatre coins du pays, pour crier, d’une seule voix, son ras-le-bol sur fond des répercussions de la chute de Yabroud et de son aversion ascendante à l’égard du Hezbollah auquel elle impute la dégradation de la situation dans le pays.

Un peu partout, des mouvements qui semblaient presque orchestrés, des manifestations relayées par la coupure d’axes routiers ont essaimé avec une seule et même revendication affichée : lever le « blocus » imposé  à Ersal, par l’armée – pour des raisons prioritairement sécuritaires – mais aussi par le Hezbollah, qui a contribué à l’encerclement du village sunnite, alléguant de besoins logistiques pour les funérailles des victimes tombées dimanche dernier suite à l’explosion d’une voiture piégée dans la localité chiite de Nabi Osman.
Secouée depuis une semaine par de violents combats sur l’axe Bab el-Tebbaneh-Jabal Mohsen, toujours sur fond de guerre syrienne, Tripoli n’a pas manqué au rendez-vous sunnite contestataire, qui a pris en soirée une tournure d’une rare gravité. Des Tripolitains sunnites se sont non seulement mobilisés par solidarité avec leurs frères d’armes à Ersal, mais se sont également ligués contre l’armée, pointée du doigt en soirée par plusieurs ulémas sunnites de la capitale du Nord qui ont adressé un message on ne peut plus direct à la troupe : « Le blocus imposé à Ersal doit être immédiatement levé et l’armée doit se retirer de Bab el-Tebbaneh sans plus tarder » devait exiger hier tard en soirée cheikh Salem Rafeï devant une foule de sympathisants, rassemblés par centaines devant les mosquées de Tripoli. Se mettant au goût du printemps arabe, les protestataires en effervescence ont appelé carrément au jihad. « Le peuple veut le jihad. Nous ne voulons pas de l’armée », ont-ils scandé devant notamment la mosquée as-Salam, visée en août dernier par un attentat imputé aux partisans du régime syrien. Cheikh Rafeï devait ajouter, devant la foule surexcitée : « Si les militaires ne sont pas capables de lever le blocus de Ersal, eh bien qu’ils retournent à leurs casernes. »
Ce climat d’inimitié à l’égard de la troupe n’était pas le produit de l’heure. La tension entre sunnites et armée couve en effet depuis un certain temps déjà, depuis pratiquement le début de la guerre en Syrie, l’armée ayant été acculée, en plusieurs circonstances, à colmater les brèches, en tentant tant bien que mal de juguler, avec les moyens de bord, les répercussions de la crise syrienne sur le territoire libanais. Ce fut d’abord l’épisode de Abra, puis la chasse aux voitures piégées et aux jihadistes visant les régions chiites et enfin la multitude d’incidents sécuritaires. Bref, une guerre contre le terrorisme importé qu’une partie de la rue sunnite ne qualifie pas comme tel, selon l’adage bien connu qui dit que « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », sans compter la solidarité communautaire qui s’est exacerbée à outrance au lendemain de l’ingérence du Hezbollah en Syrie.

 

Le glas des espoirs de conciliation
À Tripoli, la rancune contre les militaires devait monter progressivement, au rythme des rounds répétitifs d’affrontements entre sunnites et alaouites, les premiers accusant l’armée d’être de connivence avec leurs adversaires alaouites de Jabal Mohsen.Ces accusations devaient culminer lors du dernier cycle d’accrochages avec la mort, sous les balles de l’armée, d’un élément armé sunnite de Bab el-Tebbaneh, Abou Jammal, recherché depuis un certain temps déjà. Ces développements dramatiques ont fini par exacerber la tension au sein de la communauté sunnite de la ville, sonnant le glas des derniers espoirs de conciliation avec la troupe. Les ultras sunnites semblent avoir déclaré la guerre à l’institution militaire, accusée « de fomenter un complot » consistant à physiquement éliminer les combattants dans les quartiers sunnites de Tripoli.
Une escalade dont s’est fait l’écho à L’Orient-Le Jour Seif, l’un des chefs des multiples axes militaires de Bab el-Tebbaneh qui a donné le ton de ce qui s’est passé hier : « Nous avons des informations selon lesquelles des officiers de l’armée ont reçu l’ordre de frapper Bab el-Tebbaneh de manière musclée. C’est d’ailleurs la troupe qui a commencé à nous pilonner. Avant que nous ripostions (lors de la dernière bataille), les militaires, positionnés à Jabal Mohsen, ont commencé par nous bombarder », dit-il, avant de déplorer « l’assassinat » de Nhayli et d’un autre « ami, alors que le cessez-le-feu venait d’être décrété ». « Il avait une arme sur lui certes, mais il ne l’utilisait pas », devait cependant difficilement reconnaître Seif.
Le combattant, qui répercutait l’avis d’un grand nombre de ses frères d’armes, croit dur comme fer que l’armée agit de la même manière que les troupes de Bachar el-Assad. « En Syrie, l’armée régulière a déclaré la guerre aux sunnites. Ici, les militaires font pareil. Désormais, notre affrontement n’est plus avec les seuls alaouites, mais avec les soldats de l’armée libanaise », dit-il en ajoutant : « Nous savons pertinemment qu’au sein de l’institution militaire, il y a des officiers chiites qui ne sont que les pions de l’armée syrienne. »
Seif fait monter le ton d’un cran et promet « la division prochaine dans les rangs de la troupe ». Rejoignant partiellement les propos tenus dimanche par l’ancien député Misbah Ahdab, relayés quelques heures plus tard par les députés et les ulémas sunnites de Tripoli, il rappelle le leitmotiv asséné depuis un certain temps, selon lequel la troupe abrite en son sein des officiers « qui tirent sur des alaouites et les unités de l’armée, pour provoquer la zizanie et nous monter contre l’armée ». De l’autre côté de la rue de Syrie, dans le quartier alaouite, la crainte était à son apogée hier, à la vue de la déferlante sunnite, ponctuée par des tirs d’obus et des coups de feu, visant en même temps les alaouites et l’armée.

 

Un terrain en effervescence
Tout au long de la journée, l’armée a été la cible de tirs ajustés. En soirée, un véhicule militaire a été touché de plein fouet par une roquette, près de la faculté des sciences à Qobbé, faisant trois blessés parmi les militaires. L’opération a été revendiquée vers minuit, par un groupuscule jusque-là inconnu, appelé « Jund Oussama ». Les dernières informations parvenues en soirée faisaient état de rudes combats entre l’armée et les éléments armés sunnites, notamment à Bab el-Tebbaneh et à Souk el-Kameh. La veille, une attaque a visé une position de l’armée postée quelques mètres plus loin à l’entrée de Jabal Mohsen. Au moment où l’un des chefs des axes de Bab el-Tebbaneh, Ziad Allouké, accusait les alaouites d’avoir tiré la roquette pour « poursuivre leur complot de discorde », on apprenait que l’un des blessés, Ibrahim Ali Haydar, de Jabal Mohsen, a été visé par la roquette.
Le bras de fer entre l’armée et une large frange de la rue sunnite semble désormais entamé.
L’émergence, hier, d’un nouveau mouvement pacifique parrainé par la société civile, « le Tri-volution », qui a organisé des manifestations en plusieurs villes pour dénoncer la violence à Tripoli, n’aura pas réussi à couvrir les appels au jihad lancés contre l’armée un peu partout dans les mosquées sunnites de Tripoli.
Plusieurs voix se demandent d’ailleurs ce qu’est devenu le plan de pacification et de développement de Tripoli promis par le ministre de la Justice, Achraf Rifi, il y a à peine dix jours. « La loi doit s’appliquer à tous », a-t-il déclarer hier à l’ordre des avocats. N’est-il pas un peu tard pour tenir un discours qui se veut politiquement correct à la veille d’un mouvement de foule furieuse qui risque de déraper d’un moment à l’autre?

 

L’ Orient Le Jour

 

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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