Lutter contre la radicalisation mais avec des moyens !

Pour l’imam Mohamed Loueslati, aumônier de prison, l’isolement des djihadistes ne suffira pas à lutter contre la radicalisation en détention. Il faut mener de véritables programmes sur le plan de l’idéologie et du débat d’idées, avec le soutien de l’État.

 

Entretien avec Imam Mohamed Loueslati, aumônier des prisons du Grand Ouest.

La Croix :Que pensez-vous de la proposition de Manuel Valls d’isoler les djihadistes en prison?

Mohamed Loueslati : L’idée de tous les regrouper à Fresnes est à exclure. Parce quand ils ne seront plus vingt, trente, ou quarante, mais bien plus, ils vont se radicaliser encore plus. Un jour ou l’autre ils vont sortir de prison, et à ce moment-là ils seront encore plus dangereux que lorsqu’ils sont rentrés.

La deuxième solution, vers laquelle semble s’orienter le chef du gouvernement, c’est de régionaliser. C’est-à-dire que dans chaque prison, il y aurait un lieu réservé aux personnes « radicalisées ». Cela permettrait de les répartir. C’est une meilleure solution, même si c’est un moindre mal. Isoler les plus extrêmes, c’est protéger les autres, l’immense majorité de la population pénale. Ce qui n’est pas du tout acceptable dans les propos du premier ministre, c’est qu’il fait croire que c’est la solution définitive.

En réalité, ce n’est qu’un élément du traitement plus général qu’il faut appliquer. Pour lutter, il faut certes isoler d’abord ; puis renforcer la présence des aumôniers musulmans ; et ensuite, on a besoin d’un programme de « déradicalisation », sur le terrain des idées. C’est ce qui se fait dans les autres pays européens. Manuel Valls affiche la mesure sécuritaire, celle qui rassure. Mais c’est insuffisant.

En quoi consiste ce que vous appelez cette « déradicalisation » ?

M. L. : La radicalisation, c’est une idéologie. Pour lutter contre cette idéologie, il faut utiliser des arguments théologiques, intellectuels. Il faut déconstruire cette idéologie, montrer en quoi elle est fallacieuse, en quoi elle est erronée, en quoi c’est faux. Dieu n’est pas vengeur, il est miséricordieux, c’est ce que disent les textes. Le prophète n’est pas haineux, il pardonne.

À cette radicalisation, il faut opposer un travail intellectuel, avec des gens compétents, pour retirer cette mentalité de l’esprit de nos jeunes. Ça se fait dans les autres pays européens, ça se fait aussi dans les pays arabes, et même en Arabie saoudite.

Cet effort a apporté des résultats là où il est pratiqué. On arrive vraiment à lutter, par le langage des aumôniers, des imams… Mais cela prend beaucoup de temps. Pour mener ce travail à bien, il faut des aumôniers formés, compétents, et il faut une présence régulière, toute la semaine. Et en France on ne veut pas en entendre parler. On considère que ce n’est pas le rôle de l’État.

Quel soutien attendez-vous de l’État français ?

M. L. : La loi 1905 dit : « La loi prévoit les budgets pour les aumôneries. » Toutes les aumôneries, sans distinction. Or, dans les hôpitaux et les aumôneries militaires, l’État garantit une présence permanente et rémunérée.

Moi, j’ai sous ma responsabilité 20 établissements pénitentiaires, une population pénale de 6000 personnes, à majorité musulmane. Pour intervenir, j’ai des vacations de deux heures par semaine. Avec deux heures par semaine, comment peut-on faire face à un fléau pareil ? Ça fait 15 ans que je donne de mon temps, je n’ai pas cotisé un seul trimestre pour ma retraite. Les heures sont payées par l’État ne sont pas soumises aux charges sociales, c’est presque du travail clandestin ! Ce n’est pas digne d’un employeur, encore moins d’un État.

La prison en France a toujours subi un regard réducteur de la part des autorités. Tout ce que je demande, c’est qu’on applique la loi de 1905 et qu’on professionnalise les aumôniers de prison, au même titre que les aumôniers militaires et hospitaliers.

Ces problèmes sont-ils spécifiques à l’aumônerie musulmane ?

M. L. : L’aumônerie catholique est un peu protégée parce qu’elle peut compenser avec son clergé les défaillances de l’État. Dans l’aumônerie musulmane, il n’y a pas de clergé. Et moi, je suis bouleversé quand on me conseille d’aller au Qatar ou en Arabie saoudite chercher des financements. L’islam au Moyen-Orient n’a rien à voir avec l’islam de France. Les droits de la femme ne sont pas les mêmes, les sociétés ne vivent pas de la même façon… C’est à nous de créer un vrai islam de France.

Pensez-vous que ce soit à l’État de prendre en charge la formation des imams aumôniers ?

M. L. : Avec 900 € par mois, je dois payer mes déplacements, gérer le recrutement, la formation, les soucis administratifs, en plus de l’accompagnement des détenus… Alors, j’essaye de recruter des universitaires, des gens de valeur, mais ils me disent : « Si on fait ce travail, comment on va vivre ? On a des familles, il faut payer le loyer… »

De plus, aujourd’hui, les détenus radicalisés n’ont pas appris le même islam que le nôtre. Du coup, ils ne se comprennent plus avec mes aumôniers, qui n’ont pas les outils pour lutter contre ces radicalisés. Parce que je n’ai pas de centre de formation, ni de formateur.

J’ai grandi dans les écoles républicaines où on m’expliquait l’unité de la nation, et aujourd’hui on me dit : « occupez-vous de votre communauté. C’est votre religion, vous en êtes responsable ». Il faut que ça change. Et pour ça, nous avons besoin du soutien des aumôneries chrétiennes et de la société civile. Il faut un changement de regard sur la prison, mais aussi sur l’islam.

 

La Croix

 

F. Achouri

Sociologue.

Nos services s'adressent notamment aux organisations publiques et privées désireuses de mieux comprendre leur environnement.

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