Palestine ou la faillite morale de l’Arabie saoudite

À l’ère d’Internet et de la puissance des réseaux sociaux, nous sommes les témoins d’un sinistre spectacle qui se déroule sous nos yeux, une scène dominée par le Mal comme continuum et dont un nouveau récit, après celui de la guerre en Ukraine, s’est ouvert le 7 octobre dernier au Proche-Orient suite à l’attaque-surprise dénommée « Déluge d’Al-Aqsa », du Hamas contre Israël. Une « agression » qui, contrairement à la narration des médias, fait suite à plus de soixante-dix ans d’une occupation inique et violente d’Israël en Palestine et ce, en dépit du droit international, avec des conséquences pour les Gazaouis aujourd’hui plus que jamais désastreuses. La réplique d’Israël, avec le soutien américain, a en effet été immédiate et si disproportionnée qu’elle est qualifiée régulièrement à travers le monde de génocide puisque la réponse militaire ne vise plus seulement des soldats mais aussi et surtout des civils, puisqu’on compte plus de 15 000 morts, dont plus de 5 000 enfants. 

À l’heure des grandes révélations en ces temps apocalyptiques, les peuples occidentaux découvrent avec effroi que leurs dirigeants psychopathes, en tête desquels les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, ont rejeté une résolution d’un cessez-le-feu humanitaire à l’ONU présentée le 13 octobre par la Russie, alors que les cadavres de Palestiniens s’amoncelaient sous les gravats. Par leur refus, ces dirigeants légitiment et cautionnent le nettoyage ethnique d’une population qualifiée « d’animaux humains » par le ministre de la Défense d’extrême droite israélien Yoav Galant, à la tête de « l’armée la plus morale au monde », dixit Netanyahou. Ces mêmes Occidentaux, qui se disent être les chantres de la démocratie mais qui, faut-il le rappeler, ont semé la destruction et le chaos dans des pays arabes comme l’Irak, la Lybie ou encore la Syrie, au prétexte fallacieux d’imposer un modèle démocratique pourtant en état de mort cérébrale en Occident.

Et que dire des graves tensions qui secouaient la « seule démocratie du Proche-Orient » et de la crise politique à laquelle le gouvernement d’extrême droite de Netanyahou faisait face, si ce n’est que cette attaque du Hamas, dont un observateur cynique dirait qu’elle est arrivée à point nommé, a permis de ressouder, du moins temporairement, une société en plein éclatement ? Dans un tel contexte et de l’aveu même de spécialistes militaires, Netanyahou aurait même laissé faire les belligérants durant quelques heures. Quelle explication à une telle décision, hormis bien entendu le total mépris pour des populations civiles israéliennes, qu’une manœuvre humainement et moralement douteuse pour tenter d’éteindre les feux de la contestation populaire, tout en élargissant encore et toujours une expansion territoriale totalement illégitime ? Et ses déclarations à portée messianique, en évoquant la prophétie d’Isaïe pour justifier leur politique d’éradication, n’ont trompé personne. Rappelons tout de même que l’idéologie sioniste de T. Herzl est d’essence nationaliste  et que l’argument religieux pour défendre l’existence de l’entité sioniste n’est utilisé que par une frange radicale de la population chez qui la haine des Arabes suinte et dont le seul objectif est d’étendre sa mainmise sur le monde. Cette visée messianique prendrait forme avec la reconstruction du troisième temple, à l’endroit même où se trouve actuellement la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, pour accueillir l’arrivée du Machia’h selon la tradition juive. Par conséquent, il faut prendre garde à ne pas se laisser duper par un déplacement du discours (de Netanyahou ou d’autres) sur le terrain religieux alors qu’il est avant tout éminemment politique, puisqu’il s’agit d’une domination coloniale qui dure depuis plus de soixante-dix ans.

Pendant ce temps-là et au milieu de ce chaos, l’écart n’en finit pas de se creuser entre les peuples arabes – majoritairement propalestiniens – et leurs dirigeants, dont la complaisance alimente colère et frustration. Une Oumma, communauté de croyants, véritable ou fantasmée, qui se voudrait unie derrière une guidance noble et éclairée (qui œuvre pour le développement et la réalisation de l’individu et du groupe) mais, dans les faits, engluée du fait de la déliquescence des pays arabo-musulmans, divisés et majoritairement gouvernés par des dirigeants autoritaires avec leurs peuples mais soumis à l’entité sioniste, numériquement inférieure mais supérieure militairement, grâce à l’allié américain. Des dirigeants arabes lâches avec les uns mais prompts à mater leurs peuples écrasés par la misère. 

Un monde arabo-musulman, Arabie saoudite en tête, pour qui la question palestinienne ne semble pas être une préoccupation. Une position d’autant plus déplorable pour un pays qui abrite les lieux saints de l’Islam mais n’applique en rien la haute valeur morale de ses préceptes. Bien au contraire, ses dirigeants se sont illustrés par leur mutisme et leur passivité face au génocide palestinien, révélant ainsi leur soumission à l’axe États-Unis/Israël, et ne daignant condamner ces massacres qu’après des manifestations massives dans le monde arabe. Ce n’est qu’après de longues et meurtrières semaines pour les civils palestiniens que les dirigeants arabes, réunis en sommet[1], ont condamné le caractère illégitime d’Israël à invoquer le droit à se défendre et ont demandé un cessez-le-feu auprès de l’ONU. Une lenteur à réagir jugée choquante par un grand nombre de musulmans pour qui l’Arabie saoudite, auréolée d’une puissance symbolique dans l’imaginaire collectif du fait qu’elle accueille chaque année des millions de pèlerins à l’occasion du hajj ou de la ‘omra, avait la responsabilité morale et religieuse d’intervenir. Un déni de réalité, malgré les images atroces de civils palestiniens, qui nuit considérablement à la légitimité du Royaume comme leader dans la région et plus généralement dans le monde musulman. Des dirigeants saoudiens qui entretiennent des relations économiques insidieuses avec Israël depuis des années, allant même jusqu’à confier la sécurité de La Mecque lors du hajj à une société israélienne[2], tout en s’affichant en modèle théocratique et ennemi d’Israël. Un Royaume qui, juste avant le 7 octobre, était bien en voie de normalisation avec un gouvernement israélien d’extrême-droite, et qui reprendra probablement le cours de ses négociations à coups de milliards en investissements, si l’issue de la guerre est favorable à Israël, renvoyant à leur triste sort les Gazaouis. Des dirigeants saoudiens soumis au libéralisme et non aux préceptes de Dieu, qui privilégient les affaires au même titre que les pays arabes signataires des accords d’Abraham où chacun veut profiter des investissements colossaux dans la région, sous la tutelle des Américains. Ces mêmes dirigeants qui, au nom de l’argent, œuvrent à sauvegarder une normalisation avec un État criminel, aveuglé par la haine et responsable d’un nettoyage ethnique en Palestine. Une lâcheté doublée d’une hypocrisie institutionnelle de dirigeants musulmans qui appliquent la loi islamique (charia) envers leur peuple mais qui s’en exonèrent pour eux-mêmes, utilisant le dogme musulman afin de pérenniser leur pouvoir autoritaire depuis des décennies. Par ailleurs, trahison de plus s’il en fallait une, au sein du Royaume et sur les réseaux sociaux, vous pouvez être criminalisé pour votre soutien au peuple palestinien où des prédicateurs avertissent qu’il est illicite (haram) de manifester ou de faire des invocations lors de la prière en faveur des Palestiniens, se mettant ouvertement en contradiction avec les préceptes islamiques.

Alors que plus de 5 000 enfants palestiniens sont morts, le prince M. ben Salman, lui, se préoccupe de redorer l’image archaïque du Royaume saoudien à coup d’événementiels orchestrés par des agences de communication occidentales, en dépit d’une condition de la femme déplorable, d’une liberté d’expression inexistante ou de l’exécution sommaire d’opposants. Doit-on rappeler également que l’Arabie saoudite est en guerre depuis presque dix ans contre son voisin yéménite, où les mêmes atrocités reprochées à Israël envers les Palestiniens sont commises sur des musulmans par des musulmans, sans pour autant susciter l’indignation, avec de surcroît la complicité d’États arabes dans cette guerre. Une guerre financée par les pétrodollars et les revenus colossaux générés par les lieux saints, qui permettent au Royaume saoudien d’acheter des armes, notamment à la France, pour tuer ses « frères » yéménites et affamer leurs enfants. Des dirigeants saoudiens, tout comme une partie du monde arabe d’ailleurs, plus enclins à une débauche de luxe qu’à aider et soutenir les déshérités de la Oumma, conformément aux préceptes coraniques.

Mais le rideau de ce sinistre spectacle doit rester fermé au regard du monde. Il faut avant tout donner l’illusion d’une Arabie saoudite dynamique, moderne et solidaire de la Oumma. Un Royaume traversé par ses propres contradictions, où la préoccupation du moment est d’apparaître sur la scène du spectacle mondial comme un pays attractif, en achetant à des prix exorbitants des joueurs de foot sur le déclin ou en fin de carrière[3]. Un mouvement vers la modernité financé à coup de millions de dollars dans un programme de divertissement des foules (organisation de combats de boxe, concerts, etc.),tout en continuant d’appâter de nouvelles recrues footballistiques. Le foot et ses grandes stars surpayées, opération marketing profitable au Royaume qui lui permet de rajeunir en surface son image sur les réseaux sociaux mais aussi une stratégie qui permet de répandre le wahhabisme grâce aux puissants TikTok et Instagram, où des joueurs de foot comme Ronaldo ou Benzema sont les nouvelles idoles des musulmans, celles de millions d’individus biberonnés à l’islam de marché et qui, malgré les apparences, ont délaissé Dieu au profit du matérialisme. Des réseaux sociaux pourtant vivement critiqués par de nombreux oulémas (savants religieux), qui les considèrent comme l’outil du Diable, destiné à égarer les musulmans, ce qui est déjà le cas pour une grande partie de la jeunesse.

Des élites arabes mais également occidentales qui participent à travers leurs politiques nuisibles à la production d’une culture de l’indignité et de la peur au sein des peuples, culture qui fait le lit d’une paranoïa collective porteuse de barbarie. Nous risquons en effet, dans ce cycle décadent, de sombrer dans une ère de la banalisation du Mal, où l’individu atomisé encouragera lui-même cette dérive, coupé de sa propre conscience dans un monde où le virtuel supplante de plus en plus la réalité avec une technologie hyperpuissante. Un futurisme où l’homme se perd lui-même, où il cesse d’avoir conscience de son idendité propre, où il est dominé par des collectifs inhumains. La Palestine, cette laissée-pour-compte des grandes instances internationales depuis plus d’un demi-siècle, représente l’avant-garde de notre perte d’identité, de notre bifurcation vers une déshumanisation globale, vers notre passivité à accepter l’horreur. Une Palestine, fragment d’un récit eschatologique où nous avons collectivement oublié les Lois de Dieu au profit du Diable, une des causes de nos affres sur Terre. À la Palestine vaillante, digne et vivante, nous disons : n’ayez crainte, l’Histoire n’est qu’un éternel recommencement. Le règne mensonger, orgueilleux et tyrannique de tous les oppresseurs finira par s’écrouler, comme celui de Pharaon. Ce n’est (plus) qu’une question de temps !

Fatima Achouri


[1] Sommet de la Ligue Arabe et de l’OCI à Ryiad le 11 novembre 2023

[2] https://www.tribunejuive.info/2019/07/04/la-mecque-2019-la-societe-israelienne-g4s-gagne-le-marche-de-la-securite/

[3] Le salaire du Portugais Ronaldo s’élève à 200 millions de dollars par an dans le club d’Al-Nasr.

Fatima Achouri

Sociologue spécialiste de l’islam contemporain.

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