Une récente ordonnance de novembre 2015 du tribunal du travail francophone de Bruxelles nous donne l’occasion de refaire un rapide point sur le port du voile sur le lieu de travail.
Dans un article paru en 2010 sur le même sujet, j’avais conclu en invitant le lecteur à retenir que la balance des intérêts entre ceux de l’entreprise d’une part et ceux des travailleurs dans l’expression de leur liberté, d’autre part, était un exercice extrêmement difficile en ce qu’il touchait à des principes fondamentaux de notre société démocratique en constante évolution.
La récente décision commentée ci-après – de manière forcément très succincte compte tenu de l’espace qui m’est réservé – confirme, si nécessaire, que le sujet reste d’actualité.
Les faits de la cause : Madame X entre au service d’Actiris, établissement public, en 2007. Madame X porte, sans que cela ne pose de problème particulier, le voile depuis son entrée en fonction. Le règlement de travail de l’office adopté en 2012 puis modifié en 2013 précise que : « (i) tous les membres du personnel sont tenus d’adopter une tenue vestimentaire […] compatible aux lieux de travail d’Actiris, de manière à ne pas perturber l’atmosphère nécessaire au bon accomplissement des tâches et (ii) tous les membres du personnel s’engagent à respecter le principe de neutralité des services publics […] et, durant leurs prestations, à ne pas afficher leurs préférences religieuses, politiques ou philosophiques ni dans leur tenue vestimentaire, ni dans leur comportement […] ».
En dépit de ces nouvelles dispositions, Madame X choisit de continuer à porter le voile. Elle fait l’objet de notes internes lui en faisant grief. En mai 2013, Madame X dépose une plainte formelle pour discrimination sur la base de sa conviction religieuse. En juin 2013, elle décide de saisir le tribunal du travail pour faire constater la discrimination qu’elle prétend subir et pour ordonner la cessation de celle-ci (C’est cette procédure qui est commentée ci-après).
Suite à cette saisine du tribunal, Actiris formule une proposition de licenciement. En réaction, Madame X demande au président du tribunal du travail (en référé) de suspendre toute mesure de licenciement. Madame X obtient gain de cause et Actiris est tenu de suspendre la mesure pouvant mener à son licenciement « en tant qu’elle repose sur des motifs qui ne sont pas étrangers à ses plaintes en matière de discrimination sur base de la conviction religieuse […] ».
Pour Madame X, le règlement de travail d’Actiris est, sur la base l’ordonnance du 4 septembre 2008 visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique régionale bruxelloise, discriminatoire en ce qu’il lui interdit de porter le voile dans l’exécution de son contrat de travail. Aux termes d’une ordonnance remarquablement motivée, le tribunal conclut dans le même sens considérant que le règlement de travail en ce qu’il interdit à tous les membres du personnel d’afficher ses préférences religieuses, notamment dans leur tenue vestimentaire, doit être considéré comme une disposition neutre, entraînant un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion qui prescrit le port d’un signe particulier ou pour lesquelles le port d’un signe donné revêt une importance plus grande et qui entendent exercer leur liberté de religion (discrimination indirecte).
Dans un second temps, Actiris tentera de justifier cette discrimination indirecte par son souci d’assurer la neutralité (exclusive) du service public, dans son action et dans son apparence.
Le tribunal distingue la neutralité « inclusive » qui impose aux prestataires du service public de traiter de façon égale et non discriminatoire les usagers du service public de la neutralité « exclusive » qui impose aux prestataires du service public de donner l’apparence de la neutralité et s’abstenir, dans l’exercice de ses fonctions, d’une quelconque manifestation extérieure de toute forme d’expression (notamment) religieuse.
Pour le tribunal, cette seconde conception (qui est celle présentée par Actiris) ne repose toutefois pas sur le principe constitutionnel de neutralité qui, selon son interprétation classique, a pour seul portée d’être inclusif. Elle ne trouverait pas non plus appui sur la volonté du législateur régional qui vise à promouvoir la diversité, et non à la réduire. La légitimité de la justification présentée ferait donc débat pour le Tribunal. Le tribunal va, par ailleurs, considérer qu’il n’est pas démontré que le moyen mis en place pour atteindre l’objectif de neutralité – soit, l’interdiction générale du port du voile – est approprié et nécessaire. Il fait grief (entre autres choses) à Actiris de ne pas démontrer qu’il n’existe pas d’autre moyen possible pour atteindre son objectif ou qu’il s’agirait du seul moyen possible. Le tribunal décidera en conséquence que Madame X est victime de discrimination et ordonnera à Actiris de ne plus reprendre cette disposition querellée dans son règlement de travail.
Le débat (difficile) est donc une nouvelle fois relancé. Dans cette matière qui divise, la société comme les juristes, la plus grande prudence reste de mise…
La Libre.be