Dix ans après la réforme du code de la famille, les nouveaux acquis des Marocaines font l’objet d’un assez large consensus. Mais le chemin vers une pleine égalité des sexes est encore long.
Très populaire au printemps 2012, le hashtag #RIPAmina vient de faire sa réapparition parmi la Twittoma, la communauté des utilisateurs marocains du réseau social Twitter. Le 22 janvier, la Chambre des représentants a voté l’amendement de l’article 475 du code pénal, qui permettait à l’auteur d’un viol sur mineure d’échapper à la prison en épousant sa victime. Il y a deux ans, l’opinion publique avait vivement réagi à l’affaire Amina Filali, du nom de cette jeune fille qui s’était donné la mort le 10 mars 2012 en ingérant de la mort-aux-rats après avoir été contrainte d’épouser son violeur, lequel continuait de la maltraiter après leur mariage.
Le jour même du vote des députés, l’ONG Avaaz remettait au Parlement une pétition de plus de 1 million de signatures demandant l’abrogation de la loi scélérate. « Aujourd’hui, Amina Filali peut enfin reposer en paix. C’est grâce à la lutte menée par les ONG et la mobilisation de certains groupes parlementaires que nous avons pu aboutir », a commenté Khadija Rouissi, élue du Parti Authenticité et Modernité (PAM). Ne prenant pas la mesure de l’indignation, maladroit dans ses premières réactions – le ministre de la Justice, El Mostafa Ramid, s’était invité au JT de la chaîne nationale pour défendre la procédure -, le gouvernement dirigé par les islamistes avait dû faire face à la levée de boucliers des associations féministes, qui ont réussi à alerter la communauté internationale.
Pression durable des féministes
Également islamiste, l’actuelle ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social, Bassima Hakkaoui, est une vieille connaissance de la société civile. En 2000, cette universitaire voilée s’était imposée comme l’égérie du mouvement conservateur, hostile à une réforme profonde de la place de la femme dans la société voulue par le secrétaire d’État Saïd Saadi, mais peu soutenue par le gouvernement. Ironie de l’histoire, près de quinze ans plus tard, Hakkaoui se heurte aussi à un refus. Son projet de loi sur les violences faites aux femmes n’a convaincu ni les associations féministes – « elles ont une dent contre moi » -, ni ses camarades du Parti de la justice et du développement (PJD) – « les réflexes machistes sont partout ».
Présenté par Saadi en 1999, le plan d’action pour l’intégration de la femme au développement a été complètement enterré. Et n’a même pas servi de base à la négociation qui a abouti à la réforme de la Moudawana (code de la famille) en 2004, fruit d’une pression durable des féministes, mais aussi d’un compromis avec les forces conservatrices – dont les islamistes, qui se sont affirmés publiquement à cette occasion – et d’une habile utilisation par le roi de sa légitimité religieuse de Commandeur des croyants. Le contexte postattentats du 16 mai 2003 a bien sûr pesé, puisque les islamistes ont fini par accepter des changements qu’ils rejetaient catégoriquement trois ans auparavant. Les avancées les plus substantielles concernaient le mariage : l’autorité est désormais conjointe entre les deux époux ; la tutelle (wilaya) est facultative ; l’âge du mariage est repoussé à 18 ans pour les filles, à égalité avec les garçons ; la polygamie est strictement encadrée par l’autorisation du juge et le consentement des épouses ; enfin, le divorce est contrôlé, même si l’égalité n’est pas parfaite.
Des juges faibles, laxistes et débordés par le contournement de la loi
Près de dix ans après l’entrée en vigueur de la loi [le 5 février 2004], le bilan reste insatisfaisant. Les juges se sont révélés à la fois faibles, laxistes et débordés par les stratégies individuelles de contournement de la loi, quand ils ne sont pas tout simplement partisans d’une lecture conservatrice du texte. Ainsi, la question de l’âge du mariage symbolise parfaitement les limites de la réforme, puisque la loi dispose que le juge peut autoriser le mariage des mineurs sous certaines conditions (mariage comme meilleur choix, avis médical et psychologique). En réalité, ces unions ont explosé, jusqu’à représenter aujourd’hui environ 10 % des mariages contractés. Pour la professeure Nouzha Guessous, l’un des trois membres de la commission de réforme de la Moudawana, « malgré des conditions très précises, les juges prennent parfois des raccourcis. Certaines motivations feraient rire si les conséquences n’étaient pas dramatiques. Des juges ont par exemple estimé qu’une jeune fille était « pleine » [‘amra], comprenez qu’elle avait une forte carrure. C’est ainsi que des adolescentes de 13 ou 14 ans sont mariées. » Les couloirs des tribunaux de la famille regorgent d’histoires similaires.
Bien sûr, l’adoption de la Moudawana n’a pas clos le chapitre des revendications. D’autres avancées ont d’ailleurs suivi. En 2007, la réforme du code de la nationalité a permis l’octroi par la mère de sa nationalité marocaine à ses enfants nés d’un père étranger. C’est ce qui a notamment permis la levée par le royaume – annoncée en 2008 et effective depuis 2011 – des réserves émises à l’encontre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw). Cette levée s’est accompagnée de la ratification du protocole facultatif. En juillet 2011, la nouvelle Constitution a permis d’introduire la primauté des traités internationaux. Le nouvel article 19 dispose ainsi que « l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental énoncés dans le présent titre et dans les autres dispositions de la Constitution, ainsi que dans les conventions et pactes internationaux dûment ratifiés par le royaume ». Le même texte annonce la création de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination.
De plus en plus d’élues
Si le combat pour l’égalité homme-femme est de longue haleine – le rapport sur l’inégalité des sexes publié par le Forum économique mondial classe le Maroc 129e sur 136 pays -, il est aussi quotidien. La société civile est rompue au travail de terrain sur tous les sujets : alphabétisation, lutte contre le travail des petites bonnes, soutien aux victimes de violences, etc. Après avoir dirigé le Printemps de l’égalité, collectif de la société civile qui a joué un rôle phare dans la négociation de la Moudawana, Leïla Rhiwi est aujourd’hui à la tête du bureau maghrébin de l’ONU-Femmes. En décembre 2013, elle expliquait au magazine TelQuel que « de nombreux défis persistent : le code de la famille continue à discriminer les femmes [autorisation de la polygamie, inégalité successorale], et la législation pénale reste fondée, dans son principe, sur le contrôle de la liberté et du corps de la femme, et la sauvegarde de l’honneur masculin et familial ».
En mars 2010, une nouvelle coalition baptisée Printemps de la dignité voyait le jour. Elle comporte majoritairement les mêmes acteurs et vise une législation pénale plus protectrice des femmes, notamment par la suppression des discriminations légales et une sanction plus sévère des violences. Responsable du centre Annajda, qui soutient les femmes victimes de violences, Fatima Maghnaoui prône la vigilance. « La modification de l’article 475 est un pas très important, mais insuffisant. Nous appelons à une révision complète du code pénal pour les femmes », explique cette militante de gauche.
Les femmes peuvent en tout cas compter sur leurs élues, de plus en plus nombreuses, grâce notamment à une politique de quotas, institutionnalisée en 2011 par la loi organique régissant la Chambre des représentants. Désormais, sur les 90 sièges de la liste nationale, 60 sont réservés d’office aux femmes (les 30 autres vont aux candidats de moins de 40 ans). Depuis les élections de 2011, 67 femmes siègent ainsi à la chambre basse du Parlement, soit 17 % des députés. Au niveau local, les communales de 2007 ont permis l’élection de 3 408 femmes (12 % du total), même si seule Fatima-Zahra Mansouri dirige une grande ville : Marrakech. Le 20 janvier, Mohammed VI a nommé Zineb El Adaoui wali (préfet) de la région Gharb-Chrarda-Beni Hssen. Une première pour une femme.