Il n’y a pas si longtemps encore, Mohamed et Guirassy seraient morts de honte, instantanément, s’ils avaient été surpris dans leur activité, ce dimanche après-midi dans un local d’Asnières : emballer de la salade de pâtes dans des sacs en plastique jaune, en ajoutant une brioche, des crudités et de l’eau minérale avant de les charger et les distribuer avec une association « aux nécessiteux dans les rues de Paris ». Sans doute, auraient-ils même fait partie des moqueurs, prêts à balancer une vanne assassine sans lever le nez de leur partie de poker.
« Ça ne se faisait pas du tout », dit Nathalie, décoratrice de mariage, 31 ans et présidente de Soutien sans faim. Elle se souvient des associations de son enfance, tournées vers le quartier, l’aide aux devoirs ou le dimanche au Parc Astérix. Depuis quatre ou cinq ans, la situation a muté dans les cités. Même les gros bras se battent pour tartiner de la Vache qui rit et, en région parisienne, une centaine d’associations musulmanes sont déjà enregistrées. Le phénomène est pourtant resté longtemps souterrain : la « crise des migrants syriens » le fait apparaître aujourd’hui.
Opération « spécial réfugiés »
Ce dimanche 13 septembre, Soutien sans faim a lancé une opération « spécial réfugiés » à la place de son habituelle maraude pour une centaine de sans-abri autour de la gare du Nord. La veille, Nathalie et Nora ont fait des repérages pour « localiser des Syriens ». Vers 15 heures, le convoi démarre, cinq voitures et une camionnette en direction d’un camp porte de Saint-Ouen, principale destination. Il n’y a jamais eu autant de volontaires. Une novice trouve que ça fait un peu peur, « comme pour un nouveau travail ». On l’encourage. « Tu verras, la première fois, on a toutes pleuré. » Ça semble la galvaniser.
“Notre génération a réussi ou, en tout cas, elle s’est installée. Il y a une effervescence, une envie de s’engager.” Phung Vo, 31 ans, ingénieur
Le terminus d’autobus de la porte de Saint-Ouen disparaît dans une confusion de voitures, qui luttent pour décharger des sacs de nourriture ou de vêtements. Des enfants courent sur la chaussée, se précipitant à chaque coffre qui s’ouvre, en essaim endiablé. Myriam, une commerçante, arpente la trentaine de tentes, offrant comme des petits fours à un cocktail des parts de pizzas, qu’elle a fait livrer ici même.
Mustapha, venu de Villepinte, la suit avec des portions de frites pendant que quatre membres d’une autre association tournent en sens inverse avec cinquante-trois sandwichs. Ils ont hésité à venir, « la peur de se faire cataloguer djihadiste. Mais, vu les circonstances, on s’autorise à se lâcher aujourd’hui. D’ailleurs, presque tous ceux qui viennent ici sont… ». Le bénévole ne sait pas trop comment nommer ce qui saute aux yeux Porte de Saint-Ouen, soucieux de deviner si la chose sera prise comme une vertu ou, au contraire, une menace. Puis il coupe au plus simple : « … sont musulmans ». Il s’est remis à pleuvoir.
De nombreux bénévoles
« Les conditions de vie de la plupart des Français ont baissé par rapport à celles de leurs parents. Nous, c’est l’inverse : le niveau monte, explique Phung Vo. Notre génération a réussi ou, en tout cas, elle s’est installée. Il y a une effervescence, une envie de s’engager. » Phung Vo est un garçon discret. Ingénieur, deux enfants. Il dirige aussi une des plus grosses associations musulmanes – 300 000 euros de dons par an, 1 800 repas par semaine.
Il lui arrive de « prêter » certains des 500 bénévoles – 25 ans d’âge en moyenne – à des associations catholiques. « Elles peinent à recruter. Nous, on refuse du monde. » Le père de Phung Vo a débarqué du Vietnam sans parler français. « Mes parents sont bouddhistes, c’est une philosophie. Moi, je voulais un dieu. J’ai grandi en cité aussi. » Phung Vo, 31 ans, est devenu musulman.
Sur une table, les bénévoles de Soutien sans faim ont disposé des produits de toilette, des pâtes, des vêtements. Les enfants s’aspergent avec de l’eau minérale au milieu d’habits, de nourriture écrasée, dans un mélange de boue, de misère et de gâchis. Dans ce fatras à terre, des Africains glanent furtivement ce qu’ils peuvent, s’enfuyant dès qu’on les approche.
Syriens, mais aussi Érythréens et Soudanais
A la porte de Saint-Ouen, une centaine de réfugiés sont recensés, sans que nul ne comprenne clairement d’où ils viennent, ni depuis quand ils sont là. On parle de Syriens passés par la Belgique ou l’Algérie des mois plus tôt, de Roms aussi. Les bénévoles de Soutien sans faim se rassemblent autour de la camionnette. « Je culpabilise : ces gens reçoivent déjà trop. Allons ailleurs », propose Inaya.
« Il paraît qu’il y a même des Blancs. Nous, on a de la chance, on vit dans le ghetto.” Un bénévole
Quelqu’un propose le bois de Vincennes, où « des milliers de gens » vivent sous des tentes. « C’est loin, le bois de Vincennes ? », demande Aicha. Elle se décrit volontiers comme « vieille France », supporter de l’Olympique de Marseille et de l’uniforme dans les écoles. En général, c’est sur elle que se concentrent les regards pendant les maraudes, vaste silhouette sous une robe et un voile également gris, d’où dépasse seulement une imposante paire de baskets. Au moment des attentats à Charlie Hebdo, ses supérieurs l’ont convoquée pour l’interroger « sur le terrorisme », bien qu’elle travaille en jogging dans son administration. Elle croyait que ça n’arrivait qu’à la télé. Plus tard, ils se sont excusés. « On était sous le feu de l’émotion . » Aicha a répondu : « Moi aussi. »
Finalement, on repart dans le 18e arrondissement, où une centaine de réfugiés dorment devant la mairie depuis dix jours. Erythréens et Soudanais surtout, ils errent depuis l’évacuation cet été d’un camp, boulevard de la Chapelle. « Ils n’intéressent personne, on ne parle que des Syriens », râle une voisine. Une partie du quartier s’est soudée autour d’eux, servant des plats chauds. Une autre association a apporté des jouets, mais il n’y a pas d’enfants ici. « On se sent privilégiés, explique un bénévole, je n’aurais pas cru que ça existe. » Un autre : « Il paraît qu’il y a même des Blancs. Nous, on a de la chance, on vit dans le ghetto. » Sur les marches de la mairie, trois types essaient des pantalons.
Surveillance de l’Intérieur
Nathalie, la présidente, décide de distribuer une cinquantaine de repas. Inaya s’est remise à faire la gueule, même si elle soutient le contraire. « On ne va pas donner pour donner. Faisons notre maraude habituelle. » Sabrina raconte cette après-midi d’été qui s’étirait sans fin, entre son fiancé et un couple d’amis. Elle s’était mise à parler de sa cousine, bénévole dans une association. Soudain, c’était devenu excitant, ils avaient décidé de faire pareil, partant chez Leclerc sur-le-champ.
Sabrina ne voulait pas oublier les chips, parce qu’elle avait vu sur Facebook sa cousine en distribuer. Ils s’étaient retrouvés à la gare Saint-Lazare, le cœur battant, effrayés et émus. Et, de son côté, Nathalie, la présidente, attend maintenant les dimanches, « limite accro ». Son mari, cadre commercial, garde les enfants. Ils habitent Courbevoie. « On a de l’ambition », elle dit.
A l’association de Phung Vo, les appels ont explosé depuis « la crise des migrants », des dons de 1 000, 10 000 euros pour les Syriens. Phung Vo refuse. « Ils sont peu nombreux en France pour l’instant et l’État prend en charge ceux qui arrivent. Ici, viennent des gens qui fuient la misère. » Les activités de l’association sont observées de près par le ministère de l’intérieur. « On est en contact avec beaucoup de monde, c’est normal qu’ils surveillent. »
Dans le milieu, tous ou presque fuient la médiatisation, les choses passent par les réseaux sociaux, entre soi. « On a appris la prudence, dit Toufik, électricien. Et puis une bonne action perd en intensité si on s’en vante, selon le Coran. » Dans son quartier, on se bouscule pour l’aider. « Être musulman reste louche en France », dit l’un. « Les maraudes sont une des rares activités que l’on peut pratiquer sans être mal vu. » La camionnette de Soutien sans faim arrive gare du Nord. « Enfin, triomphe Inaya. Ici, on a besoin de nous. »
Une femme, qui traîne une valise à roulettes, regarde ce groupe de filles, voilées ou non, qui s’agitent avec des sacs en plastique jaune autour de clochards étendus par terre, dans de grandes flaques de bière. Elle dit que ça la rassure. Sa fille vient de se convertir à l’islam.
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